« Le journalisme est un sport de combat. » – Matthieu Amaré.
Matthieu Amaré, Rédacteur en chef de Cafébabel France, premier magazine participatif fait par et pour les jeunes Européens et édité en six langues. Depuis 2018, une nouvelle ligne éditoriale a été mise en ligne, de nouveaux projets de reportage, un nouveau modèle économique et un nouveau site.Matthieu, quel est votre parcours ?
J’ai suivi un parcours un peu atypique que facilite indirectement le mode de sélection des écoles de journalisme. Après mon bac, j’ai fait STAPS pour pouvoir me présenter – licence en poche – au concours d’une école de journalisme à Toulouse. J’ai passé deux ans là-bas, à apprendre théoriquement le métier et sa culture générale mais aussi à faire des stages – d’abord en PQR au Journal Toulousain – puis en journalisme web à Paris au JDD et à Paris Match. C’est quand notre prof de presse écrite nous a parlé de Cafébabel dans un cours consacré à la couverture des élections européennes de 2009 que j’ai appris l’existence de ce magazine participatif multilingue. Je suis parti en stage là-bas tout l’été. Je suis revenu passer une année de Science-Po à Toulouse, puis j’ai été embauché à la fin de ma première année de master en tant qu’éditeur de la version française de Cafébabel, en juin 2011. J’y suis donc depuis 7 ans. Jamais je n’aurais pensé y rester si longtemps mais les défis et les 1001 choses que j’ai apprises m’ont chaque fois convaincu de rester bien accroché. Aujourd’hui, j’ai plusieurs casquettes au sein du magazine qui vont de la rédaction en chef de la version française à l’analyse statistique en passant par la gestion de communautés.
Quels sont les enjeux du magazine Cafébabel et pourquoi ce nom ?
Pour le nom, je n’étais pas là hein. Cafébabel a été créé en 2001 par une bande de joyeux drilles de l’IEP de Strasbourg : deux Italiens et un Français. Ils étaient (bien) convaincus qu’on parlait mal d’Europe dans les médias traditionnels et entendaient créer leur propre plateforme. Le truc, c’est qu’ils ont été assez visionnaires pour créer le premier pure-player d’Europe, bien avant Rue89, Slate et consorts. Le seul précédent traçable ? Un site coréen participatif baptisé Oh my News. L’idée était de construire une plateforme pour donner une voix à la génération Erasmus, inaudible à l’époque. L’ambition, c’était de créer un magazine qui raconte la vraie vie des jeunes Européens, en plusieurs langues (6 versions linguistiques sont actives aujourd’hui). L’innovation, c’était de le faire avec une logique participative, qu’on appelait à l’époque le journalisme citoyen. Cette génération d’Européen pouvait alors se raconter par elle-même. Le café, du coup, renvoie à l’idée de la discussion et Babel, à la Tour de l’épisode biblique. Je ne vous fais pas de dessin.
Concernant les enjeux, ils sont multiples. Vous vous en doutez Cafébabel a bien changé depuis 2001. 17 ans après, ses co-fondateurs sont partis et la ligne éditoriale et le mode de participation ont évolué. Nous avons lancé un nouveau site en mai dernier, à l’occasion du mois de l’Europe. Si l’architecture graphique est bien sûr différente, nous avons également pensé un nouveau rubriquage qui est désormais singulier, il est articulé autour de quatre grandes catégories (Experience, Impact, Raw et Creative) qui représentent la majeure partie des textes que l’on reçoit. La façon de participer a également changé. Autrefois, vous pouviez proposer un article in extenso que des journalistes éditaient et mettaient en ligne, aujourd’hui, nous travaillons uniquement sur la base de synopsis – de pitchs pour être moderne. Cette approche moins ouverte que la précédente, nous aide à accompagner nos auteurs tout au long du processus d’écriture. Cela nous permet aussi de partir sur des sujets que nous avons vraiment envie de traiter et de former notre réseau de volontaires à l’écriture journalistique.
Ainsi, le premier enjeu est lié à un nouveau concept que nous défendons bec et ongle : le journalisme participatif de qualité. Le magazine s’appuie d’abord sur une intime conviction : on peut produire de bons articles avec des auteurs bénévoles qui ne sont pas forcément issus de formations certifiées. C’est long, parfois déroutant, mais cela permet de former des jeunes gens à l’écriture autrement que par les canaux classiques de la profession. Et croyez-moi, ces gens-là vous le rendent bien. C’est aussi une étape vers une ambition plus lointaine : la professionnalisation du média.
Le deuxième enjeu aujourd’hui est d’ordre communicationnel. Si nous bénéficions d’excellents retours sur notre travail et d’une bonne exposition au sein de la bulle européenne, la notoriété du Cafébabel en tant que média générationnel est trop confidentielle. Difficile de faire connaître un magazine multilingue qui propose d’informer autrement sur l’une des thématiques les moins sexy du monde : l’Europe. L’enjeu est donc double : d’abord distiller l’idée – par nos reportages, vidéos, portraits… – que l’Europe ce n’est pas que des mecs en costards anthracites qui se prononcent sur la pêche au gros, et ensuite, faire connaître le nouveau visage de Cafébabel, plus long, plus bon, plus racé.
Le troisième enfin, et sans doute le plus important, est d’ordre économique. Je ne vais choquer personne en disant que le modèle économique des médias en ligne rencontre une crise existentielle. On n’y échappe pas. Aujourd’hui, l’association repose uniquement sur des fonds publics ou des appels à projets de certaines ONG. Nous devons trouver d’autres sources de financements pour survivre car nous commençons à être tributaires d’un écosystème dans lequel les fonds publics se tarissent. Je vais placer un syllogisme de base mais votre indépendance éditoriale, c’est aussi votre indépendance économique. Il faut se diversifier. Alors plusieurs choses sont sur le feu : de nos prestations de services équivalentes à celle d’une agence de communication, à l’organisation d’événements en passant par une campagne de don. D’ailleurs, à votre bon cœur hein.
Vous avez pendant près de deux ans travaillé au coeur de la stratégie de professionnalisation de ce média, vous pouvez nous dire en tant que rédacteur en chef quelles ont été les contraintes et les expériences les plus significatives ?
Réorienter la ligne éditoriale d’un magazine est un sacré travail quand on bosse avec un réseau bénévole. La première des contraintes est d’accompagner le réseau vers une nouvelle idée, en faisant en sorte de le faire pas à pas et de ne pas leur servir le truc tout cuit quand tout est terminé. Nous avons un lectorat qui participe, donc des lecteurs actifs. Du changement de rubriquage à la création du nouveau site c’est beaucoup de questions, de doutes, de remise en question mais aussi de conseils, de sursauts et de nouvelles expériences.
En ce qui concerne la nouvelle ligne édito, on a commencé à tester des choses à partir de 2016 en faisant des papiers plus longs et en abaissant progressivement le rythme de publication de manière à tester notre réseau d’auteurs et de traducteurs, histoire de voir s’ils nous suivaient. Cela a été le cas mais ils nous confiaient qu’ils préféraient le long, les articles mieux anglés et plus fournis. Un kif total. Au fur et à mesure des jours, on voyait le magazine devenir meilleur jusqu’à se placer à la hauteur de nos ambitions. Côté rédac, il a également fallu piloter la transition vers un rendu beaucoup plus exigeant, un temps d’accompagnement et d’édition beaucoup plus long. D’autant plus qu’au début de l’année, nous avons décidé de délocaliser certaines versions linguistiques – espagnole et italienne – à Madrid et à Rome. En terme de coordination c’est aussi plus costaud. Tout ça, nous l’avons raconté dans de petits articles très perso où chacun décrit comment il a vécu les choses sur un sujet précis, de la décentralisation à la construction du nouveau site.
Aujourd’hui, le défi est toujours le même : accompagner de plus en plus de monde dans l’écriture d’articles originaux, complets, de terrain et prouver que cette idée complètement dingue d’un magazine européen multilingue et participatif peut perdurer.
D’une manière générale comment s’organisent les choix éditoriaux ?
Quand on est un média qui compte sur la participation bénévole, on a tendance à être tributaire des propositions que l’on reçoit. Néanmoins, celles-ci sont filtrées par notre vision éditoriale, notre rubriquage et nos exigences. À tel point que nous sommes finalement revenus au mode de fonctionnement d’une rédaction classique. Vous proposez, on valide. Ou pas. Sauf qu’on prend le temps de justifier nos choix, d’orienter les auteurs vers un nouvel angle voire de nouvelles idées de sujet et de leur faire comprendre ce que l’on attend d’eux.
D’un autre côté, nous travaillons en interne nos propres formats. C’est à la rédaction que sont pensées les nouvelles séries, les nouvelles capsules vidéo ou les nouveaux grands projets de reportage. Comme Borderline, notre grande série de la rentrée consacrée à la jeunesse polonaise.
Si vous deviez citer LA grande évolution du métier de journaliste ces 10 dernières années, ce serait laquelle ?
Je ne vais pas être original en affirmant que ce sont définitivement les réseaux sociaux. Il faut bien prendre conscience de la puissance du truc. À la fois sur le plan des usages (commentaires, partage, fake news, vidéos courtes) que sur le plan économique (trafic et toute puissance publicitaire). Il faut aussi rappeler qu’il y a deux ans, certains médias ont fait le pari du « socials only » en abandonnant leur site et leur référencement naturel. Pour qu’au final en début d’année, Facebook renverse la table en changeant un x dans son algorithme.
Résultat ? Des médias mettent la clé sous la porte toutes les semaines.
Mais ce qui me taraude le plus, c’est la faculté des réseaux sociaux à infléchir les pratiques et les formats journalistiques. C’est prodigieux. À l’heure où l’on parle, des monteurs vidéo se plient en quatre pour se conformer aux formats verticaux d’IGTV. Je trouve ça à la fois génial parce que ça pousse les médias à se réinventer et à la fois très flippant parce que tout ce que tu as appris peut être chamboulé par l’apparition d’une nouvelle fonctionnalité de Snap ou de Facebook. Qui elle-même durera six mois.
A votre avis, quel est le plus gros challenge du métier aujourd’hui en France ?
De l’exercer ? Non, je déconne. C’est une question difficile parce que les feux et contre-feux semblent partir de partout aujourd’hui. En travaillant au contact des jeunes qui sortent d’écoles de journalisme, je dirais que le principal challenge c’est l’agilité. Qui, en vrai, est un mot-valise pour dire « couteau-suisse ». À 25 ans, il va désormais falloir toucher à tout : aux médias (web, radio, vidéo) mais aussi aux techniques du graphisme en allant jusqu’au développement.
Pourquoi selon vous la maîtrise des logiques SEO/SMO, une recherche d’innovation permanente dans les nouveaux formats éditoriaux, de diffusion ainsi que le Sponsored Content est aussi important que le contenu ?
Parce que sans ça, le contenu n’est pas lu. Il faut sortir de la logique « la publicité, c’est le média ». Ça marche quand vous vous appelez Pierre Haski ou Edwy Plenel et que vous avez embauché les plumes les plus reconnues de l’Hexagone. Quand vous n’êtes personne, votre quart d’heure Warholien, vous l’avez en jouant le jeu de l’époque. Et aujourd’hui, si on ne se réinvente pas, on meurt. Si on n’obéit pas aux règles de Google et Facebook qui contrôlent ¾ du marché de l’influence, on meurt. Si on est convaincus qu’on est meilleurs que tout le monde et qu’on peut s’épargner la post-production, on meurt. Dans cet équilibre extrêmement précaire avec lequel il faut faire tourner un média, se croire plus malin que les autres c’est l’assurance d’une nécro dans sa prochaine newsletter. Je pense qu’il faut rebattre les oreilles de ceux qui pensent encore que faire le meilleur papier du monde signifie la fin du game. Le vrai jeu commence après, dans le SEO, la diversification des formats et les partenariats que l’on a noués.
Aujourd’hui, vous êtes aussi Responsable de la Stratégie Réseaux Sociaux. Quelles sont les bonnes pratiques que vous avez adoptés sur Facebook, Twitter et Instagram ?
Nous avons 6 pages Facebook, 6 comptes Twitter – qui représentent à chaque fois une version linguistique. Nous n’avons pas de community manager : les éditeurs postent eux-mêmes les contenus sur leurs réseaux. Si d’aventure un autre média avait les mêmes problématiques que nous, je dirais qu’il ne sert à rien de remplir le feed de ses abonnés. Sur Facebook aujourd’hui nous nous limitons à une publication par jour (deux max), à une heure précise pour alimenter sainement l’algorithme. Nous ne sponsorisons quasiment plus les posts, mais préférons parier sur des partages organiques. Nous avons mis en place des partenariats avec des pages qui reprennent nos contenus en fonction d’une audience bien spécifique. Et nous administrons à tour de rôle un groupe Facebook qui est une sorte de club où les membres discutent des évolutions du magazine, prennent part à son orientation, profitent à l’avance de certaines informations liées à nos événements ou à nos projets de reportages. Sur Instagram, nous n’avons qu’un seul compte « international » où nous présentons le travail de nos photographes sur le terrain et partageons quelques stories sur les dessous de nos reportages. Et sur Twitter… c’est compliqué. On fait le strict minimum. C’est un réseau social que j’aime beaucoup mais qui compte tenu des moyens du bord, a davantage des allures de soirées cocktails que de véritable chambre d’écho.
Les prochaines élections européennes se dérouleront le 26 mai 2019 en France. Pouvez-vous nous dire en exclusivité ce qui va changer du point de vue du contenu ? Allez-vous organiser des événements, des rencontres, un format de prise de parole particulière ?
J’ai toujours rêvé de donner quelque chose en exclu à quelqu’un alors voilà : pour les élections européennes de 2019, nous allons complètement chambouler nos programmes avec la participation exceptionnelle d’invités prestigieux !! Plus sérieusement, je ne peux pas vous présenter précisément ce que nous allons faire parce que nous sommes encore en train d’y réfléchir. Mais dans les grandes lignes, vous avez répondu à la question : il y aura plusieurs événements, sans doute de nouveaux formats natifs (podcast, newsletter). Tout ceci sous tendu par ce qui fait le sel de Cafébabel : un ton décalé, parfois impertinent qui s’adresse aux jeunes de manière directe et familière.
C’est d’ailleurs l’enjeu « citoyen » revendiqué par le Parlement européen : faire voter les jeunes. On ne fera évidemment pas la pub du Parlement mais l’idée est quand même d’intéresser un public jeune autour d’élections boudées mais primordiales pour l’avenir de notre génération. Ce que je peux vous dire très franchement, c’est qu’on est souvent en porte-à-faux sur ce genre d’événements politique dans la mesure où, comme je vous expliquais nous préférons nous départir de l’Europe institutionnelle. Mais en tant que média européen, nous ne pouvons pas non plus passer à côté des élections européennes. C’est comme si un magazine sportif décidait de zapper la Coupe du monde de foot.
Pensez-vous que les lecteurs d’aujourd’hui et notamment la nouvelle génération sont prêts à payer pour avoir de l’information ?
J’ai des doutes. Autour de moi, je peux vous dire que ce n’est pas le cas. Et sur ce que je lis ça ne me semble pas l’être non plus. Les jeunes préfèrent mettre le peu de budget consacré à la culture dans les services de VOD ou dans de beaux objets papier. C’est aussi souvent les parents qui abonnent leurs enfants à des journaux. Livrés à eux-mêmes, je ne pense pas qu’ils seraient prêts à payer aujourd’hui. En revanche, j’ai l’optimisme de penser que cela pourrait changer. Premièrement, j’ai l’impression que l’offre médias tend à s’intéresser (et à s’adapter) de plus en plus aux « millennials ». Deuxièmement, je pense que dans un futur proche, ils auront de moins en moins accès à une information de qualité gratuite. Pour en profiter, il faudra de toute façon payer quelque chose. Enfin, j’ai la faiblesse de penser que la nouvelle génération va se lasser de l’infotainment ainsi que des formats courts, divertissants et très pop des réseaux sociaux. Je reste accroché à l’idée qu’il y aura un jour un saut qualitatif et que de plus en plus de jeunes se mettront à lire des reportages de 15 000 signes sur la Transnistrie. J’exagère mais ce n’est pas que du lol.
Vous formez des jeunes journalistes professionnels qui eux-mêmes accompagneront de jeunes talents bénévoles à l’écriture journalistique web. Pourquoi cet investissement ?
Ce fonctionnement et cet accompagnement respectent aussi une philosophie qui est au cœur des fondements de Cafébabel : le « bottom-up journalism ». Via ce concept, nous essayons de transmettre l’idée que les citoyens ont leur place dans la fabrication d’une information. Compte tenu d’une autre crise que traverse la presse, celle de la confiance, nous l’avons depuis longtemps érigé en principe afin de montrer qu’un magazine peut se faire aussi avec la participation de ses lecteurs.
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