#ParoledExperte
Tribune de Danielle Rapoport – Psychosociologue, analyste des modes de consommation et des ruptures de vie, dans le cadre du Nouveau Manifeste du Conseil scientifique de l’Adetem.
En ces temps de questionnement de la fonction des seniors – humains –, de leurs compétences, de l’intérêt pour les entreprises de les « conserver » (vs formoliser !), en ces temps de vieillissement de la population et de l’allongement de la durée de vie et de la jeunesse, dans ce contexte d’idéologie transhumaniste qui veut la mort de la mort et agite les espoirs d’une lutte gagnée contre le vieillissement, le titre et le contenu de l’évidence que nous avions choisie il y a deux ans paraît rude et mérite approfondissement.
Faut-il y voir une projection anthropomorphique et de fait la rémanence du jeunisme ambiant et un regard social souvent délétère vis-à-vis des personnes âgées ? Un rapport au temps où seul le présent a voix d’existence, et ses valeurs associées à l’ « actualité », à l’agilité, la vitesse d’adaptation, le zapping et le stretch des identités plurielles ?
Si l’on poursuit la métaphore humaine du fameux « cycle de vie » de la marque, je reprendrais ici l’adage d’un grand sage talmudique : « Il est interdit d’être vieux » (1).
Non pas qu’il soit interdit de vieillir, car tout le monde vieillit, marques comprises. Mais une différence est patente entre être vieux / vieille et vieillir.
Dans le premier cas, il est question d’un arrêt sur image, d’une réification, d’une perte de désir, de dévitalisation, statue figée dans le silo des âges, identification aux anti-valeurs d’immobilisme, de régression et au final organismes / organisations voué(e)s à disparaître.
Alors que « vieillir » est un processus, ce mouvement qui engage ses propres cheminements, son désir de vie hors des balises de l’âgisme dans une aventure où le futur prend existence dans la projection de – presque – tous les possibles. Et où le risque va de soi. Cette mise en mouvement serait constitutive à un vieillissement bien pensé, aux conditions d’un regard social bienveillant et dans la réciprocité de bénéfices perçus de part et d’autre.
Qu’en est-il dans l’univers des marques ?
Une marque peut en effet être morte avant l’âge, dépouillée de son contenu et de son sens parce qu’elle n’a pas su ou pu dépasser ce qui à un moment faisait sa force : une vision, une mission, des objectifs et des réalisations qui répondent aux besoins et animent le désir des consommateurs, tout en prodiguant sens et légitimité aux managers.
Risquer, innover, se projeter dans un futur imprévisible, demande à la fois du courage, une conviction et une croyance dans sa marque, le tout croisé à la synergie des équipes. Un désilotage du marketing qui concoure comme allié à l’avancée de l’ensemble des parties prenantes. Le monde change dit-on, et si les marques embrayent sur de nouveaux chemins, elles devront garder pour le mieux l’histoire qui les a construites dans le temps.
J’utilise à bon escient le terme « nouveau » en regard de l’énoncé dans l’évidence : « On ne fait pas du neuf avec du vieux ». Le nouveau se conjugue avec renouveau, c’est un continuum malgré les changements de direction, alors que le neuf s’entrevoit ex nihilo, souvent sans racine ni histoire. En quasi équivalence, les concepts d’ »usagé » vs l’ « usé », voir le succès des marchés de l’occasion et de la seconde main.
Mettre les marques au rebus du fait d’un cycle de vie, c’est reconnaître les limites du marketing.
Cette évidence provocatrice montre en fait qu’un marketing cosmétique ne paye pas et peut mener la marque à sa perte. Il lui manque la nécessité d’un nouvel élan, si l’on admet leur possible revitalisation.
Par curiosité je posais la question à ChatGPT4, à savoir si l’on pouvait ressusciter les marques anciennes. Voici quelques recommandations « chatgptiennes » (en italiques) qui n’apprendront rien aux marketeurs chevronnés que nous sommes. Les parenthèses relèvent de mes propres commentaires.
- Une analyse de la marque, (donc sa mise en question et à la question) Une évaluation approfondie de la marque permet de comprendre pourquoi elle a perdu de son attrait initial et quels aspects doivent être améliorés,
- Une réadaptation de la marque pour répondre aux attentes des consommateurs (le marketing de base, aujourd’hui complémenté par l’éventuelle prédictibilité de l’IA : l’au-delà des attentes, les stimulations de nouveaux besoins),
- Une stratégie de communication ++ (influenceurs, présence active sur les réseaux sociaux etc.),
- L’engagement des consommateurs pour créer des liens émotionnels, de la fidélité… (le point d’agrément et de soutien pour des marques renaissantes grâce à l’envie des consommateurs de ne pas les voir disparaître, attachés qu’ils sont à l’histoire de la marque),
- Innovation et différenciation (voir exemples plus loin),
- Mise en valeur de l’héritage : Si la marque possède une riche histoire ou un héritage important, cela peut être exploité dans le marketing pour créer une image de marque distinctive. Mettre en avant les réalisations passées, les valeurs traditionnelles ou l’authenticité pour attirer l’attention des consommateurs. »
L’IA dénonce indirectement le « faux self » d’un marketing mal pensé, et affirme la capacité critique des consommateurs arbitres de la réussite ou d’une résurrection souhaitée. Une conjonction souhaitée entre l’expression de la nouvelle singularité de la marque et le soutien de ses clients.
Quelques exemples de marques en perte de vitesse, voire tombées en désuétude et renouvelées par un marketing innovant et bien pensé.
- LEGO, qui pour relancer sa marque a fait preuve d’une grande créativité et d’une attention portée à la qualité de ses produits. Y compris par l’expérience ludique de magasins dédiés ;
- APPLE en lançant depuis le début des années 2000 l’Ipod, l’IPhone, l’Ipad avec le même souci du design, de l’ergonomie et de ses fans ;
- POLAROÏD, qui a dû trouver le moyen de lutter contre l’avènement et l’ascendant de la photographie numérique (KODAK en a fait les frais !), c’est en s’appuyant sur cet apport émotionnel du vintage, de son « charme rétro et de la nostalgie », que tout en conservant les ressorts de sa marque, notamment le design, le portatif, le facile, qu’il a lancé en 2017 le premier appareil photo instantané, ouvert des boutiques éphémères et tablé sur des imprimantes 3D portables ;
- FILA, LE COQ SPORTIF, KAPA, K-WAY, engouffrées avec succès dans cette tendance vintage, nées pour certaines dans les années 20 et vaillantes jusqu’à la fin du siècle, qui connaissent aujourd’hui une nouvelle naissance par un positionnement, des offres produits/services, une communication revitalisés. Et surtout l’engouement des consommateurs pour l’ancien, le différent, l’autre face plus glorieuse de la mode porteuse de permanence et de qualité prouvée par l’histoire et la longévité. Le besoin de sens et de valeurs, en regard du factice, du zapping et de l‘uniformité.
Qu’en est-il alors du « cycle de vie » voué à la mort programmée des marques ?
Doit-on adopter cette figure délétère du jetable, du rebus, ou parier aussi sur la réversibilité de leur existence par leur succès. C’est là aussi où l’approche anthropomorphique révèle ses limites…
Manifeste du Conseil scientifique / 36 évidences pour demain.
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Mini bio :
Danielle Rapoport a fondé en 1987 son Institut d’analyse des modes de vie et de la consommation (DRC), et s’appuie sur l’interdisciplinarité des sciences humaines pour étudier les représentations sociales, les usages et comportements des individus, citoyens, usagers, consommateurs. Membre actif du Conseil Scientifique de l’ADETEM et membre du comité de recherche « l’Initiative Contributive ». Auteure d’un essai : « L’aventure au coin de la ride » (ERES 2020) / Et d’un récit « Les lettres dansantes » (S&L 2022).