#ParoledExpert
Il suffit d’être « honnête » et « sincère » pour que notre communication soit « anti bullshit ».
Cela n’est pas si simple. Quand vous communiquez – et surtout que vous êtes un « communicant » – vous convoquez des signes volontairement. C’est déjà une première distorsion faite au langage. Il ne suffit pas de « vouloir » être honnête ou de viser cet effet de sens pour que ce soit bien celui-là en réception. Sinon nous serions télépathes ! Or il y a bien un décalage entre les phénomènes d’émission et de réception. Roland Barthes nous rappelle ce qu’est l’« effet de réel ».
Par exemple, si vous êtes réalisateur, il ne suffit pas de poser une caméra sur une table est de la laisser tourner pour accéder à l’essence de la réalité. L’image est ici médiatisée par un tiers, la caméra. La réalité est inaccessible, c’est un semblant de réalité, rien de plus. Mais nous y croyons. Pour le langage c’est la même chose : il est davantage affaire de croyances que de faits. Et il y a toujours un décalage entre le sens visé et le sens reçu.
Le bullshit a toujours existé
Évitons deux écueils. Le premier est de confondre le mensonge avec le bullshit. Le rapport du menteur au réel n’est pas le même que le bullshiter : il y en a un qui la chérit, la protège, la couve, alors que l’autre s’en fiche royalement.
« Le bullshitter est plus effronté que le menteur. Lorsque Jérôme est pris la main dans le sac, il s’arrête de suite. Il va mentir pour sauver sa face, tenter de persuader, de convaincre, jusqu’au mea-culpa final. C’est de la faute à sa part d’ombre. Mais lorsque Donald est pris la main dans le pot de confiture, il vous regarde en souriant, en vous disant que ce n’est pas lui, tout en continuant à se goinfrer. Le bullshitter fait ce qui lui plaît, et se fiche pas mal de la vérité. Il ne la cache pas, ne la protège pas, ne la craint pas. Pire, après un temps de sidération, le bullshitter pourrait forcer notre admiration… » (Extraits).
Enfin, la question du bullshit amène à prendre en considération des événements contextuels majeurs, dont l’arrivée de Donald Trump à la Maison Blanche. Le terme « post-vérité » trouvera d’ailleurs une entrée spéciale dans le dictionnaire d’Oxford en 2016.
Le bullshit, c’est les autres !
Dans le 6e chapitre sur le paradoxe, je reviens volontairement sur la nature paradoxale de l’être humain. Le bullshit, c’est aussi celui que l’on se fait à soi-même. On se (la) raconte en permanence. Notre rapport au réel est médiatisé par le langage, les mots et les images. Nous sommes les héros de nos histoires personnelles. Le bullshit est donc à la fois un fait social : il renvoie à des structures particulières, il correspond à des normes et à des rituels partagés entre les individus.
« Le bullshit est un fait social, dans le sens où il dépasse la conscience individuelle. Il est symptomatique d’un changement de société et d’une modification de la « consistance » du sujet. D’ailleurs, l’objectif du bullshit est moins de mentir que de viser à l’amnésie et à la suppression de la connaissance et du savoir (agnostologie). » (Extraits)
Mais c’est aussi une dimension de la « psyché humaine ». Roland Barthes évoquait la figure de « l’énantiosémie » pour rendre compte de la réunion des contraires (dire noire en faisant blanc, par exemple). C’est tout un pan que la psychologie a investi autour du concept fort utile de « dissonance cognitive » que chaque être humain expérimente régulièrement.
Le bullshit participe au réenchantement du monde
On pourrait penser que se raconter des histoires, ou des foutaises, ce n’est ni grave, ni mal : cela rend le réel plus supportable… jusqu’à un certain point. Le dernier chapitre du livre est volontairement conçu comme une réponse possible au bullshit. Il évoque la question du Sens (différent du sens avec minuscule). Participer au réenchantement du monde, c’est réhabiliter les notions d’imaginaires – et même plutôt d’Imaginal – développées par Gilbert-Durant et Corbin.
De ce point de vue-là, les monstres et les anges n’ont pas moins de réalité que le téléphone portable. D’ailleurs Netflix est symptomatique de ce changement de paradigme en cours : aujourd’hui, on évolue autant dans un monde « fictionnel » que « rationnel ». Mais surtout, le réenchantement du monde se réalise lorsque le sens ne se fait plus analytique, mais lorsque le Sens (quelque chose de sacré) se manifeste où se révèle.
Autrement dit, le sens n’est pas une construction, les mots et les images ne sont pas que convoqués pour cacher ce que l’on n’a pas (là réside le désenchantement du monde), ils révèlent quelque chose qui nous dépasse et que l’on retrouve dans la mythologie et la poésie, par exemple. La question n’est plus la distinction entre ce qui est vrai et faux, mais ce qui fait Sens : on passe de ce qui raisonne à ce qui résonne.
Les marques et les entreprises sont, comme les hommes, soumises au bullshit
Le penser est un point de vue assez relativiste. C’est dire que l’entreprise représente l’addition de tous les humains qui la compose. Or je ne le pense pas. Je pense que la marque et l’entreprise sont un dépassement de tous les points de vue qui l’animent. C’est une entité qui existe par elle-même, qui a autant de « matérialité » que celle des humains qui la construisent. Les marques et les entreprises ont une vie propre. Et c’est pour cela qu’elles doivent être encore plus irréprochables que les Hommes.
C’est tout le rôle du sémiologue que de faire émerger les implicites et postulats sous-jacents (et souvent inconscients) de la communication de marque ou d’entreprise. C’est aussi de son ressort de rappeler aux dirigeants et salariés de quel mythe fondateur ils sont porteurs.
Anti Bullshit d’Elodie Mielczareck aux Editions Eyrolles.
FAKE NEWS, STORYTELLING, NUDGE, POST-VÉRITÉ, LANGUE DE BOIS…
BIENVENUE DANS LE MONDE MERVEILLEUX DU BULLSHIT !
Quel est le point commun entre l’affaire Benalla, le changement de nom de Total, la gestion des masques par le gouvernement lors de la crise du Covid, le pouvoir d’achat « ressenti » et le greenwashing ? Il s’agit d’une certaine manière de représenter le réel, et de le mettre en scène.
Le bullshit, ou l’art de « raconter de la merde », a toujours existé. Mais force est de constater que l’activité a le vent en poupe ces dernières années, favorisée par l’émergence de nouveaux codes dans la communication. Et si les « bullshitters » sont toujours plus nombreux, c’est aussi parce qu’ils répondent aux injonctions de leur époque. Car il se passe bien quelque chose dans notre monde et dans notre société, que la langue traduit en mots.
Comment, alors, apprendre à démêler le vrai du faux dans la masse d’informations nous parvenant chaque jour ? Comment redevenir acteur de son propre langage ? D’ailleurs, qu’est-ce qu’un langage authentique ? Et comment réenchanter le monde ?
Anti bullshit – Post-vérité, nudge, storytelling : quand les mots… – Éditions Eyrolles (editions-eyrolles.com)
ÉLODIE MIELCZARECK est sémiologue. Après un double cursus universitaire en lettres et linguistique, elle s’est spécialisée dans le langage et le « body language ». Également formée aux techniques de négociation du RAID et au neurocognitivisme, elle est conférencière sur le thème du non-verbal et de l’intelligence relationnelle, conseille des dirigeants d’entreprise et accompagne certaines agences de communication et de relations publiques internationales. Très régulièrement sollicitée par les médias, elle décrypte les tendances sociétales de fond, ainsi que les dynamiques comportementales de nos représentants politiques et autres célébrités. Elle est l’auteure de Déjouez les manipulateurs (Nouveau Monde, 2016) et de La Stratégie du caméléon (Cherche- Midi, 2019).