Culture RP a rencontré Jacques BREILLAT, expert spécialisé dans le domaine du management stratégique de l’information et l’intelligence économique. Enseignant à l’Université de Bordeaux et docteur en science politique, il propose une approche exigeante des réalités de terrain, réconciliant un cadre d’analyse global avec la mise en œuvre d’outils opérationnels. Ces activités conduisent Jacques BREILLAT à intervenir en France (Paris, Bordeaux, Angers, Toulouse…) et à l’étranger (Belgique, Maroc…). Il est aussi Directeur pédagogique du Master 2 Intelligence économique et management des organisations et du DU « Intelligence économique et dynamique territoriale » à l’IAE de Bordeaux. L’auteur, vient vient d’éditer le dictionnaire de l’E-reputation, veille et communication d’influence sur le web aux Ed. EMS.
Aujourd’hui, chaque organisation, chaque marque et chaque dirigeant public ou privé doit pouvoir maîtriser l’évolution de son E-réputation. Il ne s’agit plus seulement de mesurer la notoriété ou la popularité d’une entreprise, d’une association ou d’une collectivité publique. Il faut comprendre les mécanismes et saisir la tonalité des perceptions qui s’expriment sur les différentes sphères du web 2.0. Chacun doit promouvoir et protéger son E-réputation.
Le premier Dictionnaire de l’E-réputation est conçu comme un outil pratique au service des professionnels. Il comporte plus de 350 définitions détaillées enrichies par de nombreux shémas et tableaux de synthèse sur les outils, les techniques et les stratégies de l’E-réputation.
Cet ouvrage apportera une aide précieuse et de nombreuses références à tous les directeurs généraux, chefs d’entreprise, cadres et dirigeants du secteur public, responsables de communication, présidents d’association et consultants qui désirent mettre en œuvre une stratégie de positionnement, de communication d’influence et de surveillance de leur E-réputation.
Vous avez réalisé un livre complet sur la question de l’e-reputation, pourriez-vous nous donner votre définition de : l’Astroturf lobbying, du Bad Buzz, du Brandjacking, du Celebritysquatting ?
L’astroturf lobbying consiste à manager les perceptions des consommateurs ou des citoyens, c’est dire à infuencer leurs opinons. Afin de soutenir activement leur réputation, certains Etats n’hésitent plus à intervenir directement ou faire intervenir sur le Web.
Faire nom et faire nombre à tout prix…
La démarche est alors qualifiée d’Astroturf lobbying (du nom commercial d’un célèbre gazon synthétique) pour bien marquer la différence avec un véritable processus de Grassroots lobbying, c’est-à-dire une mobilisation collective bien réelle de l’opinion publique.
Le buzz (littéralement « bourdonnement ») est une forme de communication informelle, positive ou négative, reposant sur le bouche à oreille plus ou moins spontané entre individus et mettant en exergue les caractéristiques remarquables, saillantes ou originales d’une marque, d’un produit ou d’un service. Avec la montée en puissance des médias sociaux, la dimension conversationnelle du web 2.0 s’est affirmée comme un puissant vecteur d’échange. Le buzz est ainsi devenu une technique de marketing digital consistant à générer un emballement chez les internautes autour d’une marque, d’un produit ou d’un service.
Le bad buzz se matérialise par sa viralité et l’emballement soudain des échanges entre les internautes. En cas de bad buzz, ces échanges vont clairement à l’encontre des intérêts d’une entreprise, d’une marque ou d’un individu. Ce bad buzz provoque des dégâts parfois irréversibles en termes d’E-Réputation : dégradation de l’image, crise de confiance, effondrement des ventes, démotivation des salariés, déstabilisation de la gouvernance, mise en jeu de responsabilité judiciaire, etc… Dans ses formes les plus paroxystiques, le bad buzz relève donc de la communication et de la gestion de crise. On peut trouver plusieurs faits générateurs conduisant volontairement ou involontairement à la genèse d’un bad buzz : mise en cause de la qualité d’un produit ou d’un service, client mécontent, manque de transparence d’une marque, entorses aux principes de la responsabilité sociétale et environnementale.
Le Brandjacking consiste à détourner une marque connue pour créer une confusion dans l’esprit des internautes. Le Brandjacking est souvent utilisé lors d’un conflit social entre des salariés et une direction ou lors de l’attaque d’une firme par une ONG. L’objectif est de porter atteinte à l’image d’une organisation pour alimenter un rapport de force. Bien sûr, la question de la légalité de ce type d’attaque informationnelle s’est clairement posée devant les tribunaux. Après deux autres affaires, dites « jeboycottedanone » (Cour d’appel Paris, 30 avril 2003) et « Esso/ Greenpeace » (Cour d’appel Paris, 16 novembre 2005), un arrêt de la première chambre de la Cour de cassation du 8 avril 2008 met fin à un litige qui aura duré six ans entre les associations de défense de l’environnement Greenpeace France et Greenpeace New-Zealand et la Société Areva concernant le détournement de la marque Areva. Pour la haute juridiction, le droit des marques ne saurait faire obstacle à la liberté d’expression, lorsqu’il n’y a aucun risque de confusion du public et que la marque est utilisée en dehors de la vie des affaires (dénigrement ou parasitisme commercial). Cette décision est fondamentale puisqu’elle permet aux associations de consommateurs et aux ONG de détourner les logotypes des marques et de recourir au brandjacking dans le cadre d’une campagne de communication d’influence.
Le celebritysquatting est une forme particulière de cybersquatting. Au lieu de squatter le nom de domaine d’une marque célèbre, il s’agit de squatter le nom de domaine d’une personne célèbre, d’un responsable politique ou d’un people. A ce titre, le celebritysquatting fait partie des risques d’E-Réputation pour une personne connue. Par exemple en 2012, un chômeur avait fait enregistrer le nom de domaine Hollande2012.fr avant les élections présidentielles. Le nom de domaine ainsi enregistré est identique ou similaire (cf. «Holande» pour François Hollande) au point de prêter à confusion avec le patronyme de la personnalité. Le celebritysquatter tente généralement de brocarder la personne connue ou de tirer avantage de sa notoriété en la parasitant. Rappelons que le nom de famille relève des droits de la personnalité, comme notre adresse, notre image ou notre voix. L’article 9 du code civil qui vise explicitement la protection de la vie privée est étendue par la jurisprudence aux attributs de la personnalité. Généralement, une victime de celebritysquatting finira par récupérer son nom… mais après une procédure judiciaire et à condition d’identifier un tiers.
Pouvez-vous revenir sur la bonne gestion par les marques de Bad Buzz et selon vous qu’est-ce qui est essentiel à retenir pour y répondre rapidement et que pensez-vous de l’idée, il n’y a pas de bon au mauvais Bad Buzz à partir du moment où l’on parle de nous ?
En bien ou en mal, l’important est effectivement que l’on parle de vous mais attention… dans le cas du bad buzz la question est plus sensible. Compte tenu de l’influence des médias sociaux, un bad buzz peut avoir un effet durable et dévastateur sur les résultats commerciaux ou sur l’image d’une entreprise. Ce qui est fondamental c’est donc la façon dont une organisation va précisément gérer un bad buzz. Si elle s’inscrit dans la dénégation et qu’elle cherche à faire taire les internautes par une politique de communication agressive (menace de sanctions judiciaire par exemple), elle amplifie généralement le bad buzz. Pour gérer un bad buzz il faut recourir à des principes simples : maintenir le dialogue, accepter la critique avec humilité, reconnaître ses torts, faire preuve de transparence. Paradoxalement, un bad buzz est aussi une fenêtre d’opportunité ouverte pour communiquer avec ses clients ou ses salariés, à condition de faire preuve de professionnalisme.
Quelles sont selon-vous les indicateurs de l’E-reputation ?
Les indicateurs d’E-réputation reposent sur des questionnements simples du type : « Qui ? Ou ? Quand ? Comment ? Pourquoi ? ».
- La première question est : « Qui parle de moi, de mon entreprise ou de ma marque ? ». Durant cette phase, il faut répertorier les internautes qui s’expriment. Il faut aussi être capable de mesurer l’influence et l’autorité sociale de ces acteurs individuels ou des communautés en présence, au niveau quantitatif (fréquence et volume de contributions) et qualitatif (selon leur qualité, leur domaine, leur public). On essayera alors de cartographier l’ensemble des parties prenantes et de fixer les enjeux stratégiques pour l’organisation.
- La deuxième question est : « Où parle-t-on de moi de mon entreprise ou de ma marque? » Durant cette phase, il faut inventorier les espaces par type de sources : médias sociaux (blogs, forums, sites d’avis consommateurs, réseaux sociaux…) et médias classiques (presse, TV, radio y compris pure player) et par type de format : écrit, photo, vidéo… Il faut aussi sélectionner les sources utiles, c’est-à-dire les plus incontournables (sources expertes), les plus visibles, les plus consultées.
- La troisième question est : « Quand les internautes s’expriment-ils ? ». Cette phase consiste à dresser un historique et une chronologie précise des conversations. On s’appuiera sur des méthodes de veille et des outils graphiques permettant de monitorer l’évolution des échanges.
- La quatrième question cherche à savoir : « Comment s’expriment les internautes ? ». C’est une phase essentielle et particulièrement délicate. En effet, les outils automatisés d’analyse des sentiments (sentiment analysis) ne produisent pas encore de résultats fiables. Il faut donc recourir à l’analyse humaine, dépouiller, disséquer et répertorier tous les messages. L’analyste va devoir classer les conversations selon leur volume (quantité) et leur tonalité (message neutre, positif ou négatif).
- La cinquième question consiste à savoir « Pourquoi les internautes s’expriment positivement ou négativement ? ». Il faut alors agréger les motivations des internautes par similarité et différence afin de créer du sens. Il est important de découvrir les motivations qui poussent les internautes à prendre la parole en ligne pour pouvoir amorcer un dialogue avec eux.
La sémantique, l’utilisation des Data vont prochainement bouleverser la notion de veille. Quelle serait pour vous dans cette prospective le cercle vertueux de la veille, qu’est-ce qu’un plan de veille, un signal faible, une bonne gestion de l’infobésité ?
Le « cercle vertueux de la veille » dont parlait Daniel Rouach en 1996 reposait sur la combinaison méthodique des sources internes et des sources externes d’information articulée à la prise de décision stratégique en entreprise. Ce cercle vertueux est aujourd’hui largement nourri à partir d’informations ouvertes présentes sur le web. Aussi l’enjeu majeur des années à venir n’est plus l’accès à l’information. En effet, nous disposons d’outils de veille de plus en plus performants, capables de récupérer des informations sur l’ensemble de la planète et ceci dans toutes les langues. De plus, les sources d’informations explosent littéralement et les volumes d’informations s’accroissent de façon exponentielle. Dans ce contexte, la question centrale est celle du filtre. Comment détecter une information stratégique dans cette masse impressionnante d’informations souvent peu pertinentes qui brouillent notre bande passante ? Comment sortir de ceux que le Professeur Di Cosmo appelle la situation d’infobésité. Pour répondre à ces défis, Chaque organisation publique ou privée doit être capable de définir ses propres besoins en information, savoir ce que l’on veut et ce que l’on doit savoir. Il faut relier ces questionnements aux projets en cours et à la stratégie de chaque organisation.
Quelle est donc votre définition et la typologie de la veille stratégique ?
La veille stratégique est « une activité continue et en grande partie itérative visant à une surveillance active de l’environnement technologique, commercial, concurrentiel, etc… pour en anticiper les évolutions » (L.Hermel, 2001). Dans une approche plus globale, de définition de la veille stratégique est « un processus collectif continu par lequel un groupe d’individus traque, de façon volontariste, et utilise des informations à caractère anticipatif concernant les changements susceptibles de se produire dans l’environnement extérieur de l’entreprise, dans le but de créer des opportunités d’affaires et de réduire des risques et l’incertitude » (H.Lesca, 1997). La veille stratégique a pour objectif de regrouper, coordonner et synthétiser un ensemble de veilles plus spécifiques ou sectorielles :
-La veille concurrentielle porte sur ce que disent les concurrents actuels ou potentiels (nouveaux entrants), les fournisseurs et les partenaires ;
– La veille commerciale porte ce que disent les clients et les consommateurs. Elle cherche à capter les avis des consommateurs sur un produit ou un service; à connaître les attentes des clients ou des prospects, à anticiper les réclamations des clients ou les problèmes des produits et des services (consumer insight) ;
– La veille sociétale vise à surveiller les évolutions de fond de la société au travers de signaux faibles concernant l’évolution des valeurs, des modes de vie, des comportements…
– La veille juridique et réglementaire porte sur les évolutions relative à la législation et la réglementation. Cette veille consiste à surveiller les lois et les décrets, la jurisprudence, les débats parlementaires, etc…
– La veille technologique consiste à suivre les innovations technologiques et scientifiques à travers les banques de données sur les brevets, les publications scientifiques, les colloques, etc…
– La veille en e-réputation a pour vocation de recueillir les informations portant sur la façon dont est perçu une entreprise, une marque ou une personne (personal branding) par l’ensemble de ses parties prenantes (clients, salariés, ONG, etc…). Elle s’attache à suivre l’image perçue par les internautes selon une logique de différenciation des points de vue positifs ou négatifs.
Où en est la notion du Collaborative social search ?
La notion de recherche sociale d’information désigne à la fois « des recherches menées via des réseaux sociaux (ou réseaux d’expertise) et des recherches effectuées au sein d’espaces de partage et mutualisation, ou bien mettant en œuvre des méthodes d’intelligence collective pour améliorer les résultats » (V.Mesguich, 2010). Il s’agit de construire sa recherche sur le web en s’appuyant sur les interactions sociales avec les autres internautes. Ce type de démarche collaborative repose avant tout sur la capacité des femmes et des hommes à échanger des informations et à capitaliser des connaissances.
Quels sont les différents registres de l’influence ?
La communication d’influence repose sur trois registres plus ou moins respectueux des règles d’éthiques : le registre de la communication, le registre de la mystification et le registre de l’aliénation (L.Francart, 2000). Le registre de la communication consiste à informer, argumenter, suggérer et à persuader. Le registre de la mystification a pour objet de fausser le sens des adversaires, en utilisant des stratagèmes, en masquant ses intentions réelles, en affaiblissant le sens critique ou en désinformant. Le registre de l’aliénation vise à imposer un sens par la propagande, l’endoctrinement ou la subversion. Les médias sociaux et le web offrent de nouvelles caisses de résonance permettant de déployer ces différents registres de l’influence.