Les réseaux sociaux, une communauté de vivance

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Sur TikTok, Whatsapp, Instagram, Twitter, certaines idées et certaines personnes semblent plus compter que d'autres. Une nouvelle condition humaine est en train de se façonner. Au cœur des réseaux émerge une nouvelle force : la vivance

#ParoledExpert

Laurent François, spécialiste des réseaux sociaux, dirigeant d’agence de publicité vient de publier « les réseaux sociaux : une communauté de vie – Enjeux et perspectives après 25 ans de nouveaux usages numériques » aux éditions de l’Harmattan. Cet essai a été rédigé entre 2018 et 2022, comme chacun d’entre nous, avec un smartphone à la main, une notification entre deux mouvements du pouce et de l’index pour envoyer un message à ces nombreux amis.  

Au-delà de nos nombreux textes échangés chaque jour dans des conversations, nos interactions, nos émotions, nos liens invisibles avec le réel ordonnes nos vies en résilience de la vivance où « raconter le vécu n’est pas si évident ; d’autres vérités entrent en concurrence les unes avec les autres, qui tentent de transformer notre attention en adhésion. »

Tout comme à l’image de ces trois petits points nés de quelques lignes de codes en emoji tel des alchimistes de nos sensations, transformé par des algorithmes en impressions de vie. Mais pour quelles vies, pour quelles réalités : une vie des autres à soi, ou la vie de soi aux autres ? Comme si les publications que nous laissons sur l’ensemble des plateformes étaient des preuves tangibles de nos existences, une seconde vie à impact neuronal et digital, connecté en permanence ; donnant lieu à un flux sanguin de données, mais pour quelle mémoire, pour quel pouvoir.

Il semble que nous ayons accepté d’échanger nos vies sensibles pour devenir un être en vivance, insensible aux traces que nous laisserons puisque nous avons perdu le contrôle de notre chemin. L’important dorénavant n’est plus comment on avance pour se découvrir mais paraître au monde pour être quelqu’un d’autre !

La vivance a besoin de l’humain pour exister, alors que celui-ci n’a de cesse d’inventer des fonctionnalités, des technologies, qui lui donnent de nouvelles modalisées d’existence, de nouvelles incarnations. Si fluidité il y a, c’est dans l’hybridation des envies que permet la technologie à l’humain : elle lui donne non seulement la possibilité de réaliser ses fantasmes mais de donner vivance, donc de devenir réel pour ceux qui ont envie d’y croire.

Laurent François

La vivance est-elle une résilience ? Et pourquoi ses deux mots sont-ils sans doute les plus important de cette décennie pour nos métiers ?

Je pense que vous avez raison sur l’importance de ces deux notions.

S’agissant d’abord de la vivance, “la qualité ou l’état d’être en vie”, elle a à mon sens invité à redéfinir nos existences avec l’explosion d’internet et des réseaux sociaux. A mesure que les usages sont entrés dans le quotidien des gens, la vivance a créé un nouveau rapport non seulement aux autres – découvrir des gens qui partagent des affinités communes, tomber amoureux derrière un écran, éprouver un manque physique quand l’autre n’est plus en connexion – mais également par rapport à soi.

La présentation de nos êtres dans les réseaux sociaux a sophistiqué le besoin de mise en scène, de “connaître sa propre légende” pour citer Umberto Eco. Une présentation et une définition toutes en nuances d’ailleurs : il ne s’agit pas que de se marketer pour se montrer sur son meilleur profil ; il s’agit parfois d’être plus sincère ou plus vrai que dans la vie dite réelle.

La vivance est une forme nouvelle de vie au sens où nous sommes connectés de façon permanente, ce qui induit des nouvelles formes de socialisation, de rapport au sens de nos vies.

Les outils et les fonctionnalités augmentent le champ des possibles de nos vies :

  • le vendeur à la criée d’antan a une richesse d’expressions numériques qui augmente potentiellement son champ d’action pour vendre un produit ;
  • l’ami lointain peut se retrouver soudainement accessible pour lui partager une preuve d’amour ou un cri d’alerte.

La vivance est une substance détonante : elle est faite de nos volontés manifestes mais nous subissons aussi des contraintes technologiques imposées par les plateformes. Elle est également un état ; et dans un sens, la tendance de quitter entièrement les réseaux sociaux n’est pas qu’une posture contre un système mais sans doute l’expression de l’envie de reprise en main de nos existences.

La vivance est aussi un immense capital, extrêmement injuste et très mal distribuée : les fameuses accusations contre les nepo babies – ces fils et filles de, favorisés dès la naissance pour réussir leurs projets – mettent aussi en évidence qu’une communauté de suiveurs peut être quasiment une forme d’apport social. A mesure que les liens sociaux – et nos capacités à en jouer – se monétisent et se valorisent, on constate que la vivance devient un terrain politique. Et c’est déjà le cas notamment en Chine avec le scoring social qui détermine vos chances d’accès à un prêt bancaire, à une évolution de carrière etc.

Simultanément, la résilience, à savoir la capacité d’anticiper des problèmes, de créer des solutions, de détecter les déstabilisations du monde dans lequel nous vivons n’a jamais été autant évoqué.

On est en train de sortir d’une logique d’assurance, assez irresponsable somme toute, qui ne considérait le risque que comme une panne inhérente à un système sociétal, à une remise totale de fondamentaux économiques, politiques. Une urgence qui peut également accroître la pression sur l’individu, dans une modernité “liquide” où les institutions solides (la famille, certaines religions, l’État dans une certaine mesure) sont remises en cause, parfois même pulvérisées.

Un choix terrible s’offre à l’individu : soit accepter une privatisation de son rapport au risque, soit inventer de nouvelles logiques de solidarité, de nouveaux modèles ou équilibres qui puissent non seulement gérer les risques au quotidien mais également devenir une solution, produire des solutions contre un monde qui semble plus incertain.

Dans nos métiers, ces deux forces posent d’immenses enjeux dans la façon dont nous approchons les pratiques.

Déjà, ne serait-ce que cartographier les publics, les sous-cultures, les tribus, n’a jamais demandé autant de créativité méthodologique : il faut non seulement bien comprendre la façon dont les plateformes sont pensées, étudier les comportements des gens, suivre des épiphénomènes, plonger dans les niches tout en évitant une pensée qui en ferait une vérité absolue.

TikTok a par exemple tenté de structurer trois grandes “vitesses” de la culture sur sa plateforme :

  • Les moments, des phénomènes très courts qui se propagent à la vitesse de la lumière autour d’un hashtag, ou d’un micro sujet (ie: “he’s a 10 but…”)
  • Les signaux, quand on passe des moments à de véritables changements de comportements (ie: célébration de petites expériences de luxe, pratique holistique du yoga etc.)
  • Les forces, quand l’ensemble des actions combinées induisent des transformations à un niveau sociétal (ie: le non binaire etc.).

Il faut donc une énorme abnégation et agilité. D’un autre côté, les programmes de communication se politisent ; on doit fabriquer de l’adhésion bien plus que du consentement, responsabiliser les publics, les leaders d’opinion, définir des missions et prouver le bien-fondé de ces missions. Tout en réussissant à embarquer autour de ces missions des masses critiques de participants pour que ces idées valent quelque chose.

Il faut aussi réinventer entièrement le rôle des leaders et la temporalité des organisations.

Il est fini le temps des chefs omniscients sur lesquels reposent l’ensemble du succès d’une marque ou d’une organisation ; parce que les chefs déçoivent toujours à moment donné, et que les anciens modèles suivaient une logique financière bien trop court termiste. Virgile Brodziak me parlait récemment du modèle d’Alibaba et de son fondateur Jack Ma, qui a développé un plan à 102 ans. Ce qui paraît étonnant a priori pour les communicants – parfois trop concentré sur l’agenda médiatique de la semaine– est en fait parfaitement logique d’un point de vue du pouvoir.

Les grandes familles qui contrôlent une grande partie du capital sont là depuis des siècles ; les organisations les plus harmonieuses ont une vision à très long terme, qui dépasse l’espérance de vie humaine. C’est sans doute là où résilience et vivance doivent se retrouver : quel type de qualité ou d’état d’être en vie nous souhaitons promouvoir et inciter ? Et quel type d’harmonie souhaitons-nous mettre en œuvre au sein des organisations afin de créer un sens qui dépasse nos existences individuelles ?

Dans tous les cas, ce nouveau terrain “extime”, à savoir la capacité à ressentir de façon très intime des phénomènes distants, et en miroir à faire résonner vers une audience massive des histoires très personnelles, invite à repenser les pratiques de communication et de relations publiques. Pour aimer, pour vivre, il faudrait donc exister en ligne.

La vivance peut-être une des plus grandes opportunités pour l’humanité d’exister mieux et ensemble. Quelle peut-être alors la place du marketing et de la communication pour cette aventure dans le méta monde, la vivance au contour de l’IA ne va-telle pas se transformer en « vivIA » ?

À mon sens, l’intelligence artificielle que le grand public commence à découvrir avec ChatGPT ou d’autres outils facilement empoignables est la preuve de la plasticité de nos cerveaux ; et de notre capacité à donner de la valeur à des “choses” qui n’existent que dans nos esprits. Il est d’ailleurs intéressant d’observer à quel point les humains qui ont commencé à jouer avec ChatGPT l’ont tout de suite tutoyé ou tout du moins adressé comme s’il s’agissait d’un “être”.

Mon point de vue est que si des humains étaient déjà capables de développer des sentiments réels pour des Tamagotchis, il n’est de fait pas surprenant que nous puissions développer des émotions sincères nées d’un être fictionnel (un personnage virtuel par exemple). La frontière entre le réel et l’artificiel est extrêmement ténue et je ne connais pas une seule personne connectée qui n’a pas une forme d’attachement à un être ou objet fait de lignes de codes et de serveurs. L’IA va accélérer certains traits de la vivance : la sophistication et l’expression qu’elle est capable de maîtriser, d’inventer même. Certains artistes comme Paul Mouginot expliquait par exemple que certaines créations littéraires ne pouvaient pas être comprises à première vue mais qu’elle faisait sens quelques années plus tard. C’est stupéfiant et si je suis cynique, certains modes d’expression des IA sont déjà plus élaborés que la plupart des commentaires qu’on peut lire sous des posts Facebook de médias !

Notre job n’a jamais été aussi important : on avait déjà vu la force de frappe de Cambridge Analytica sur des modèles extrêmement peu sophistiqués en comparaison, ce qui peut faire entrer des pays de la taille de continents dans des modèles proches de la dictature et qui remettent en question le fait que la Terre est ronde. Une forme de bataille est déjà en train d’être menée : la communication qui reste dans un terrain de jeu avec certains garde-fous, certains tabous, certaines lignes rouges à ne pas franchir. Il ne s’agit d’ailleurs plus vraiment d’une séparation droite/gauche, mais d’un nouveau clivage de la raison contre la croyance. Je pense que nous avons fait un très mauvais travail du côté du camp de la raison en cédant trop vite à des gains faciles offerts par ceux d’en face. En rendant la raison ennuyante et austère, parfois dogmatique. La raison doit redevenir d’urgence populaire, excitante, avec des clivages en son sein. La bonne nouvelle est que la vivance est ce que nous en faisons. Enormément de gens ont pris le micro de leur iphone et se battent pour la raison ; je pense aux professeurs qui occupent l’espace sur TikTok.

Se pose aussi la question du temps de parole ; déjà avec YouTube ou désormais TikTok, les fonctions de replay ou de redécouverte d’archives cassent fortement les schémas temporels linéaires : en se basant sur nos usages et préférences, les plateformes peuvent nous pousser des contenus d’il y a 10 ans. Avec l’IA, cette désynchronisation pourrait bien encore s’accélérer ; cette “vivIA” pour reprendre vos termes va devoir inviter à de nouveaux modes de contrôle ou plutôt de gouvernance ; car si les individus peuvent bien sûr développer leur culture médiatique et leur littératie – et donc détecter le vrai du faux – on se rend compte que même pour des communautés expertes, c’est loin d’être évident. C’est un travail à temps complet si on veut le mener correctement ; à la fois pour mener des enquêtes de fact-checking ou simplement appréhender la chronologie des événements.

La création, le divertissement et l’invention de nos conversations ne sont-ils pas la clé de nos interactions futures et si oui quels seront les impacts sur nos identités, comme une quête réinventée de nos origines où une fusion de nos complexités ?

Je pense que de façon large, la culture qui rassemble a un rôle à jouer afin de créer du “vivance ensemble”. Attention néanmoins avec des logiques 100% divertissement : ce qui est rare est cher, et requiert souvent un effort conséquent. La création demande un esprit critique phénoménal, tandis que la conversation, pour être riche et conduire à plus de sens, nécessite à la fois du fond (de la connaissance, de l’expérience, de la curiosité etc.) et de la forme (des codes, des façons d’interroger, de mener un débat). Ce n’est sans doute pas du “plus” qu’il faut mais du “mieux”. Il peut y avoir des conséquences très autoritaires, comme en Chine. Le fait que le gouvernement impose un temps d’utilisation de Douyin (la version chinoise de TikTok) de 40 minutes maximum pour les moins de 14 ans (et une interdiction d’usage pendant la nuit) peut être un signe avant-coureur que les frontières entre éducation populaire, santé publique et coercition ou libération sont loin d’être évidentes. Il peut donc y avoir des effets extrêmement vertueux de la vivance sur les gens : se révéler, se sentir exister. Néanmoins, il n’existe pas de corrélation entre usages d’internet et bonheur. Toutes les études en Europe ou aux Etats-Unis tendent à démontrer que les populations les plus connectées ne se sont jamais senties aussi seules, alors que la consommation d’anxiolytiques explose. De fait, la vivance est pour l’instant propulsée par des plateformes sur lesquelles nous avons finalement assez peu de contrôle (Meta, ByteDance etc.), qui utilisent nos comportements pour nous faire passer du temps chez eux, et qui pourtant n’endossent quasiment pas leur part de responsabilité à un niveau sociétal. Création, invention et divertissement sans doute, mais à condition qu’une gouvernance forte soit instituée.

La prise de parole très engagée de LUSH lors du dernier SXSW est en ce sens intéressante, en prônant un désinvestissement vers les grandes entreprises technologiques (Meta, TikTok, etc.) en se concentrant vers des acteurs plus niche et plus open source.

La prise de parole très engagée de LUSH lors du dernier SXSW est en ce sens intéressante, en prônant un désinvestissement vers les grandes entreprises technologiques (Meta, TikTok, etc.) en se concentrant vers des acteurs plus niche et plus open source.

Dans votre ouvrage, vous abordez la question du corps, tant du point de vue du corps social, que du corps physique, que du corps privatisé ! Finalement, n’est-ce pas une question essentielle que de s’interroger sur l’importance du corps de l’âme au regard de l’âme du corps ? Est-ce que ce ne serait pas cela la clé du mouvement vers l’autre ? Notre gouvernance interne en quelque sorte ?

C’est une question fascinante qui mériterait sûrement le regard de philosophes et d’anthropologues ! De mon point de vue, à force de passer des heures dans les mondes numériques, on commence à donner naissance à une vivance décorporisée en dépit de l’absence de sens comme le toucher ou l’odorat ; ces signaux, ces habitudes, ces petites sensations traversent directement la peau et vont droit dans le physiologique, donnant donc une incarnation bien réelle à la vivance. Que ce soit la représentation de ce que nous essayons de penser de nous, ou celle de ceux qui nous entourent, numériquement ou non. Je crois que c’est la force de la vivance : d’être une substance qui jaillit de nos usages, de nos rapports sociaux ; de même que certains humains seront capables de voir la poésie ou la beauté dans l’anecdotique, certains manifesteront la vivance pour aller au plus profond de l’autre. D’autres humains seront moins sensibles à ces ramifications et se concentreront sur la dimension la plus fonctionnelle de la vivance, et l’utiliseront plutôt comme outil.

Il faut sans doute lire de nouveau les « Essais sur l’histoire de la mort en Occident : Du Moyen Âge à nos jours » de Philippe Ariès. Tandis que la mort devient une forme de tabou, qu’on fait disparaître, qui fait éminemment peur (a contrario de certaines cultures en Asie du Sud Est où la mort fait partie de la vie et où on la cache bien souvent moins), on assiste avec internet, les réseaux sociaux et la vivance, à une forme nouvelle de disparition de la mort : jeunesse éternelle dans certains réseaux sociaux, endroits mémoriels étonnant où un décédé continue à nous envoyer malgré lui des notifications, souvenirs en photos poussés sur nos smartphones qui donnent une présence bien perturbante. Et puis parfois refus même de la mort d’une personne, où son œuvre peut parfois être continuée par sa communauté, comme dans le cas de l’artiste Plaaastic dont je parle dans mon livre. Il y a sans doute un travail immense à venir pour comprendre quand finit nos existences, quelles implications sur la transmission, et à qui appartient en somme nos vivances : plateformes, famille, institutions ?

LES RÉSEAUX SOCIAUX : UNE COMMUNAUTÉ DE VIE
Enjeux et perspectives après 25 ans de nouveaux usages numériques
Laurent François
Collection : Questions contemporaines

LES RÉSEAUX SOCIAUX : UNE COMMUNAUTÉ DE VIE – Enjeux et perspectives après 25 ans de nouveaux usages numériques, Laurent François – livre, ebook, epub (editions-harmattan.fr)

Bio :

Laurent François est un spécialiste des réseaux sociaux, et est un dirigeant d’agence de publicité. Diplômé de l’ESCP et de Sciences Po Lyon, il développe en 2007 la première unité spécialisée dans l’influence digitale. Il intervient régulièrement dans les médias autour des problématiques d’identité à l’ère numérique, et enseigne dans des business schools et écoles de mode et de design.

Marc Michiels

Marc Michiels

Rédacteur en chef Culture RP, Content Marketing et Social Média Manager : « Donner la parole à l’autre sous la forme d’une tribune, une interview, est en quelque sorte se donner à lire ; comme une part de vérité commune, pour qu'apparaisse le sens sous le signe… ». / Retrouvez-moi sur LinkedIn

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