Le 8 décembre dernier, Science-Po Paris organisait sa conférence annuelle consacrée aux nouvelles pratiques du journalisme. Culture RP s’y est rendu pour rencontrer Alice Antheaume, organisatrice de l’évènement mais aussi responsable de la prospective et du développement international de l’école de journalisme de Science-Po Paris dont c’était le 10ème anniversaire en 2014. Tout au long de la journée, les intervenants prestigieux se sont succédés à la tribune pour partager leurs expériences ainsi que leurs avis sur un certain nombre de thématiques propres aux nouvelles pratiques journalistiques. Alice Antheaume a bien voulu répondre à nos questions.
Pouvez-vous me dire en quoi consiste votre rôle de prospective au sein de l’Ecole de Journalisme de Sciences-Po Paris ?
Faire de la prospective à l’intérieur d’une école de journalisme comme celle de Sciences-Po, c’est essayer de ne pas être trop en retard sur les demandes du marché. Donc, tout au long de l’année, comme ici avec cette conférence, nous rencontrons des professionnels et nous leur demandons de nous parler des nouvelles pratiques, des nouvelles tendances et de l’évolution de leurs besoins en termes de compétences. Lorsque l’on a toutes ses données là, cela nous permet d’adapter les programmes pour mieux former nos étudiants.
Je vous donne un exemple : il y a deux ans, le Guardian nous a dit qu’il n’avait besoin que de data journalistes. Nous avons donc crée un certain nombre d’ateliers qui ont permis à des étudiants de devenir réellement des professionnels de la data et d’être susceptibles d’être embauchés ensuite par le Guardian.
De la même manière, lorsque Buzzfeed s’est implanté en France, il était important que les étudiants sachent faire des gifs animés et qu’ils soient capables de rendre viral sur les réseaux sociaux leur contenu. Ce sont des compétences qui n’existaient pas il y a quelques années et que l’on intègre dans le programme pour que les étudiants puissent trouver du travail dès la sortie.
Aujourd’hui, ce travail d’adaptation aux tendances et à l’évolution du marché se retrouve chez toutes les écoles de journalisme ?
Non, je ne crois pas. C’est notre spécificité. J’ai été embauchée pour cela. On essaye d’avoir une longueur d’avance, de bien anticiper les besoins des rédactions professionnelles et d’expérimenter des formats que l’on n’a pas forcément le temps de produire justement lorsque l’on est journaliste professionnel. Nous insistons en partie sur les formats au long cours inédits et innovants qui nécessitent parfois des semaines et des semaines d’enquête. Ce sont ces formats là que l’on n’a pas le temps d’expérimenter lorsque l’on est dans une rédaction. Cela leur sert de tremplin.
La programmation de la journée à traité beaucoup du digital et du numérique avec les robots, les algorithmes ou bien encore l’organisation des rédactions numériques par exemple. Est-ce que les nouvelles pratiques journalistiques sont forcément digitales ?
Non, pas forcément. Par exemple, ce qu’a dit Samantha Grant sur la deadline et le fait que les journalistes doivent aujourd’hui prendre des décisions sous la pression du temps réel, c’est un thème très éculé. Il est vrai que les réseaux sociaux et le numérique sont une contrainte supplémentaire pour le journaliste mais, au fond, la pression liée à la deadline c’est quelque chose qui existe depuis que le journalisme est né et ce n’est pas que lié à l’émergence du numérique.
Revenons à cette notion de deadline. Qu’à voulu dire Samantha Grant lorsqu’elle dit qu’il n’y a plus aujourd’hui de deadline en disant que les décisions se prennent en temps réel ?
Ce qu’elle a voulu dire c’est qu’à l’ère du temps réel chaque seconde est une deadline donc ça finit par l’annuler en quelque sorte. Mais au fond, je ne sais pas s’il n’y a plus de deadline ou si, au fond, elle n’est pas devenue permanente. Je pense qu’au final la même pression repose sur les journalistes mais on peut le dire de deux manières différentes.
Aujourd’hui, la majorité des intervenants étaient anglo-saxons et, pour être un peu plus précis, américains. Les États-Unis sont-ils plus innovants qu’en France ?
C’est vrai que nous avons un prisme anglo-saxon puisque nous avons un double diplôme en partenariat avec Columbia, une école de journalisme à New-York. On regarde beaucoup ce qui se fait aux États-Unis. Ils n’ont pas les mêmes règles que nous pour faire du journalisme ni les mêmes contraintes. Par exemple, on a parlé de publicité durant les débats. C’est un peu plus libre dans les pays anglo-saxons qu’en France donc effectivement cela les pousse peut-être à être plus créatifs.
On a donc l’impression, vue de France, qu’ils sont plus créatifs avec moins de contraintes. C’est peut-être un peu caricatural de dire ça mais sans doute que le droit social y est moins fort qu’en France. Par exemple, j’ai rencontré récemment la rédaction de Politico à côté de Washington et là-bas, s’ils ont un journaliste qui refuse de passer au digital sous prétexte qu’il n’est pas un journaliste digital, on se sépare de lui tout simplement.
Alors qu’en France et, heureusement, on protège les salariés et ce n’est pas rare que vous ayez ce genre de réactions d’un journaliste qui n’a pas forcément envie de changer ses pratiques. Néanmoins, il ne risque pas forcément sa place pour autant. Du coup, en France, on se pose plus la question de l’organisation des rédactions alors qu’aux États-Unis ils se la posent beaucoup moins.
Vous regardez donc beaucoup ce qui se passe à l’international et pas seulement dans les pays anglo-saxons ?
Comme je vous l’ai dit, on regarde beaucoup ce qui se passe dans les pays anglo-saxons. Mais on regarde de plus en plus ailleurs avec, par exemple, ce qui se fait en Inde. On ne les invite pas encore car il faudrait que l’on puisse aller faire des repérages là-bas pour trouver de bons speakers mais cela peut faire partie des choses qui arriveront peut-être l’année prochaine. Le Brésil aussi. Les brésiliens sont des fans de WhatsApp et ils arrivent à diffuser leur contenu via cette application. C’est le type d’innovations qui pourrait vraiment nous intéresser et que l’on pourrait présenter ici.
Le débat concernant l’émergence du Native Advertising a été très rythmé. Qu’est ce cela dit aujourd’hui des enjeux de la publicité sur le web et ailleurs de manière générale ?
Aujourd’hui, les rédactions cherchent de nouveaux revenus et des moyens de monétiser leur contenu. La publicité vieux-format ne suffit plus. Dans ce contexte là, le native advertising représente un espoir de nouvelles rentrées publicitaires mais c’est un contenu difficile à produire et qui doit se distinguer clairement des contenus classiques. On en est vraiment aux prémices de la réflexion et on voit bien que c’est encore le grand flou et que ce n’est pas encore très bien calé. Mais c’est cela qui est intéressant, on avait 3 personnes sur scène ( qui n’ont pas parlé du même point de vue mais le fait de parler ensemble va les pousser à se poser des questions. Voilà, les règles ne sont pas du tout calées ni définies à cette heure et dans un an on sera bien plus avancé sur ce sujet.
Le prix de l’innovation Science-Po Paris et Google a eu deux lauréats cette année, que pouvez-vous me dire sur ces deux projets ?
Le premier, c’est Ijsberg magazine, c’est une création de site web crée par des étudiants de la région de Lyon. On a aimé le fait que c’est un média vraiment pensé pour le web avec des temporalités différentes avec un temps de l’instant, un temps plus normal et un temps calme pour les longs formats. Donc on aimait bien cette idée de décomposition des temporalités. On a envie vraiment de les encourager et on leur souhaite une longue vie.
Et puis le deuxième projet, ce n’est pas une création web mais une application web qui donne le salaire moyen d’une personne selon les chiffres de l’Insee et qui vous permet de les comparer avec une autre personne qui n’habite pas dans la même ville que vous. Grâce à cette application « Combien gagne mon voisin », vous allez pouvoir comparer les différences de salaires entre métier, sexe et géographie. Grâce à cette application, on met vraiment des chiffres sur une réalité de disparité sociale et de disparité géographique qui est encore très forte en France.
Le programme de la journée a permis de découvrir de nombreuses tendances. Comment faites-vous pour les isoler et est-ce que celles que vous connaissez déjà celles que vous présenterez l’année prochaine ?
Je ne peux pas vous répondre encore car il me faut un an pour préparer cette conférence. Je vais faire beaucoup de voyages. Je peux trouver des intervenants un mois avant le début de la conférence donc je me laisse vraiment le temps de trouver des choses qui, si possible n’auront pas été évoquées dans d’autres conférences. On essaye donc d’avoir une toute petite longueur d’avance et de ne pas redire ce qui a déjà été dit.
Les sujets évoqués aujourd’hui ont permis d’évoquer un grand nombre de sujets différents. Ont-ils tous un point commun ?
Le point commun aujourd’hui, c’est la notion de frontière. Tout est flou. La frontière entre publicité et information, la frontière entre paranoïa et protection des sources ou encore la frontière entre l’humain et la robotisation. La frontière bouge et elle n’est plus au même point qu’autrefois et c’est cette thématique qui résume bien l’ensemble de la journée.
Propos recueillis par Alexander Paull
Pour aller plus loin : la page web de l’évènement