« Nous ne croyons pas à la disparition du support papier,
mais nous savons que notre avenir dépend en grande partie
de notre capacité à nous développer sur le web payant »
Jean-Philippe Leclaire – Directeur Adjoint des rédactions de l’Equipe –
.
Trois mois jour pour jour après la victoire de nos champions lors de la Coupe du Monde 2018 en Russie, Jean-Philippe Leclaire nous donne un éclairage pertinent sur la santé du média L’Equipe, ses nouveaux challenges dans un environnement en mouvement permanent et sa vision de l’avenir…
Bonjour Monsieur Leclaire et bienvenue sur Culture RP !
Vous êtes Directeur Adjoint des rédactions de l’Equipe : le 1er média consacré au sport en France. Dans un contexte difficile pour la presse, comment se porte votre média ? Avez-vous bénéficié d’un effet coupe du Monde ?
Grâce au triomphe des Bleus lors de la dernière Coupe du monde, nos résultats ont été exceptionnels sur tous les supports. Nous avons notamment vendu le journal du lendemain de la finale à plus d’un million d’exemplaires dans les kiosques, soit la troisième meilleure vente de notre histoire, ce qui prouve l’attachement fort des Français pour le support papier quand ils ont le sentiment de participer à un événement historique. Nous avons vécu une sorte d’effet « Charlie Hebdo » inversé, non pas pour le pire (des attentats), mais pour le meilleur (une deuxième étoile en Coupe du monde). Ces performances hors norme ne doivent cependant pas nous illusionner. Même si les ventes en kiosque de L’Equipe se tiennent bien mieux que celles de nos confrères, nous n’avons malheureusement pas encore touché le fond de la piscine. Nous ne croyons pas à la disparition du support papier, mais nous savons que notre avenir dépend en grande partie de notre capacité à nous développer sur le web payant. Après avoir douloureusement éprouvé l’impasse du « tout gratuit », nos efforts sont en train de porter leurs fruits. Grâce à nos abonnés numériques toujours plus nombreux (163 700 début septembre), notre diffusion totale est largement positive. De janvier à fin juillet, notre diffusion cumulée (print + numérique payant) a été de 250 300 exemplaires par jour, soit 10,5% de plus qu’à la même période, l’an passé.
Est ce que la montée en puissance de votre nombre d’abonnés sur le Web a changé la façon dont vous traitez l’information ? Le web passe-t-il avant ?
Aujourd’hui encore, nous avons tendance à d’abord concevoir le chemin de fer du journal avant de déterminer quels articles iront aussi sur le site. Mais nous allons profiter de notre déménagement en novembre prochain dans un nouveau bâtiment pour fusionner les rédactions print et numérique. Nous allons changer le paradigme : les contenus du journal et du site seront décidés en même temps, et nous pourrons aussi enrichir notre offre payante avec plus d’articles originaux réservés à nos abonnés numériques.
Comment l’arrivée des réseaux sociaux et des nouveaux medias type blogs, chaînes Youtube ont il impacté votre métier de journaliste sportif ?
Selon une formule consacrée, la France compterait 60 millions de sélectionneurs des Bleus. Avec le développement des réseaux sociaux, et la possibilité pour chacun de posséder son blog et ses comptes twitter, Facebook ou Instagram, notre pays semble aussi compter 60 millions de journalistes de sport qui commentent les matches, prennent ou détournent des photos, notent les joueurs, alimentent les rumeurs de transfert… Cette nouvelle donne nous permet un contact plus direct avec les passionnés de sport, qu’ils soient ou pas utilisateurs de L’Equipe. Mais elle génère aussi un buzz permanent qui produit son lot de « fake news » et de bashing anti-L’Equipe parfois violent. Dans tous les cas, nous devons garder nos nerfs, prendre le temps de vérifier les infos qui circulent et éviter de plonger la tête la première dans des polémiques stériles.
Comment L’Equipe s’organise pour contrer cette nouvelle concurrence et rester LA référence du sport en France?
Pour un titre historique comme L’Equipe, qui n’est pas un pure player, l’objectif est de rester une référence sans devenir une institution ou pire un monument poussiéreux. Sur les réseaux sociaux, nous sommes confrontés à une nouvelle concurrence protéiforme avec des blogs ou des comptes twitter qui peuvent, dans la même journée, sortir des informations intéressantes voire des scoops, et se vautrer tout de suite après dans le pire supportérisme quand ce n’est pas l’injure et la menace. On nous reproche encore notre position monopolistique, mais elle n’est plus que de papier. Oui, nous sommes toujours le seul quotidien sportif en France, mais L’Equipe n’est plus seulement un journal depuis longtemps. Nous sommes aussi un site, une chaîne télé, des contenus quotidiens sur Snapchat Discover, bref, un media global, et nos concurrents s’appellent beIn, Canal +, RMC, Le Parisien mais aussi des comptes twitter ou des blogs très puissants…
Et vous chers communicants? Savez-vous comment briller dans les relations presse modernes ?
Télécharger le livre blanc ici.
A votre avis, quel est le plus gros challenge du métier aujourd’hui en France ?
Il faut trouver un business model qui permette de compenser la chute des ventes papier et la concurrence parfois déloyale du tout gratuit. Si on vous propose un taxi à 30 euros la course pour vous rendre à l’aéroport ou le même parcours gratuit à bord d’une épave, que choisirez-vous ? Peut-être l’épave, sauf si le taxi vous présente des conditions de confort et de sécurité qui vont vous convaincre qu’en payant, vous ne risquez pas de rater votre avion, ou de finir dans un platane. Il ne peut pas y avoir de qualité et d’indépendance éditoriale sans rémunération, et pour qu’il y ait rémunération, il faut qu’il y ait qualité. Nous sommes donc « condamnés » à l’excellence, sur le print et le numérique. Tous les titres qui ont tenté de s’en sortir en augmentant leurs tarifs tout en découpant leurs rédactions à coups de tronçonneuse sont en train d’échouer. Lors de la dernière Coupe du monde de football, nous avions au contraire choisi d’envoyer plus de reporters que pour la précédente, et nous n’avons pas eu à le regretter.
L’idée était aussi de produire plus de contenus payants sur le web, car il nous faut convaincre toujours plus d’amoureux de sport de s’abonner à L’Equipe, alors qu’ils sont sollicités par les chaînes payantes (C+, Bein, RMC…) et trouvent facilement des contenus gratuits sur le web et les réseaux sociaux. L’enjeu est encore plus grand auprès des plus jeunes qui ont souvent grandi dans le culte du « tout gratuit ». D’où notre présence par exemple sur Snapchat Discover qui représente une première porte d’entrée dans l’univers L’Equipe pour les moins de dix-huit ans.
Les nouvelles technologies suivantes changeront elles votre manière de travailler ? Comment ?
Tous les outils qui nous permettront de mieux cerner les attentes de nos lecteurs seront les bienvenus. Les algorithmes de recommandation type Netflix nous intéressent particulièrement. Ils peuvent nous permettre de proposer des contenus ciblés selon l’intérêt porté à un sport et même plus finement à un club. Aujourd’hui un supporter de l’OM peut passer à côté de contenus consacrés à son club sur notre site, tout en ayant le sentiment, vrai ou faux, c’est sa perception, d’être trop informé sur le PSG. Et inversement. Même chose pour un fan de rugby, de basket ou de tennis qui loupe certains articles sur son sport favori tout en se plaignant de trop « bouffer » de foot. Les algorithmes de recommandation peuvent permettre à chacun de recevoir en priorité ses plats favoris et de les consommer quand il le décide. Il ne faudra cependant pas pousser le curseur trop loin, car c’est aussi notre rôle et notre intérêt de surprendre et parfois même de bousculer nos consommateurs avec des contenus qu’ils ne s’attendaient pas à trouver et à lire.
Merci beaucoup Monsieur Leclaire pour votre décryptage !
Et bravo à L’Equipe pour sa vision de l’avenir des medias et pour constamment évoluer avec son temps.
Chers lecteurs, je vous invite également à lire :
- L’article « Medias et nouvelle technologies : money, money, money », où le point de vue de Jean-Philippe Leclaire de L’Equipe rejoint celui d’Eric Mettout de l’Express.
- L’étude State of the Media 2018, une étude décryptant le point de vue de plus de 1350 journalistes à travers le Monde sur l’état et les nouveaux challenges des médias
Cyndie Bettant
https://www.linkedin.com/in/cyndiebettant/
Directrice Publication Culture RP