#JaimeLaPresse
Isabelle, j’ai pris contact avec vous à la suite de votre article sur les Podcasts : « Le nouvel eldorado des éditeurs ». Et il m’a semblé évident qu’un décryptage de votre pratique métier devait nous parvenir, comme un témoignage, une fenêtre sur un monde que nous ne connaissons pas ; pour l’ensemble des lecteurs qui chaque jour lisent les news, ou qui les partagent sur les médias sociaux.
Ne pas avoir d’a priori sur ce qu’on va trouver, je pense que c’est la clé d’une enquête réussie.
Isabelle Lesniak, Chef de rubrique chez Les Échos Week-End.
Isabelle, comment trouvez-vous vos sujets ? Et d’une façon générale comment les abordez-vous ?
J’ai été longtemps correspondante aux États-Unis. J’ai une appétence et une facilité à lire la presse Américaine, des sites Anglo-Saxons pour les sujets Tech, et de ce fait, certains sujets sont déjà traités alors que nous n’avons pas vu encore ces tendances débarquer dans notre presse nationale. Par exemple, j’avais écrit un papier sur MacKenzie Scott, l’ex-madame Jeff Bezos, je suis en train de faire un portrait d’un milliardaire des cryptomonnaies qui s’appelle Sam Bankman-Fried, mais aussi comme source d’inspiration, il y a des palmarès de fortune pour trouver des personnages…
Ensuite, il y a des sujets qui viennent des conversations avec mes interlocuteurs. Et puis il arrive que nous dérivions sur d’autres sujets, comme notamment l’article sur les Podcasts qui deviennent livres. Ou encore, en faisant un portrait de Stromae pour son grand retour. Je me suis souvenue d’une discussion que nous avions eue avec le PDG d’Universal Music France Olivier Nusse, qui l’avait signé à ses tout débuts. Et on a choisi l’angle « Stromae, avant Stromae. »
Et puis il y a une troisième catégorie de sujets qui est un peu dictée à la suite d’une conférence de rédaction, comme des sujets qui nous avaient échappés ou des sujets liés à l’élection présidentielle, à savoir comment on le traite, nous, par rapport à des angles originaux alors qu’il y en aura plein. Quelle est notre part, par rapport à notre quotidien ? Ces sujets s’élaborent quelques mois avant, pour décider quelle sera notre couverture.
Comment s’organisent les comités de rédactions ? Et pouvez-vous définir ce qui fait la singularité éditoriale des Échos week-end ?
Il y a deux étapes. Le mercredi matin, nous avons une réunion hebdomadaire de rédaction où tout le monde s’efforce d’être là car depuis le Covid, c’est le moment où l’on peut faire le point de l’avancement des sujets avec mes confrères. Et puis ce qui est intéressant, c’est aussi là que nous lançons nos sujets et que nous pouvons voir les réactions que cela suscite. Les sujets qui prennent tout de suite, ou ceux pour lesquels il faut argumenter.
Notre directeur de la rédaction est très présent et in fine, c’est lui qui va décider si oui ou non on va plus loin. Ensuite, il y a un deuxième moment important, il s’agit d’un rendez-vous d’édition. Une fois que l’on a fait l’enquête sur un thème, on décide exactement comment on va le raconter, le mettre en page, le déroulé de l’histoire, quel est l’angle… Et cela peut être aussi un moment où on affine l’angle par rapport à ce que l’on avait dit la première fois en conférence de rédaction : on va réfléchir à ce que l’on va mettre en encadré, comme illustration, le choix des photographies, des infographies…
Tout ceci est un moment d’inflexion sur les sujets.
Quel est la ligne des Échos Week-end ?
En octobre 2015 quand les Échos Week-end ont été lancés, le slogan de lancement était « se vider la tête en la remplissant ». C’était le pôle marketing qui avait inventé cela. Et c’est vrai que l’idée n’est pas mal, car en fait il s’agit d’une offre week-end pour se vider la tête, il faut bien proposer quelque chose de différent… avec plus de récits, plus de découvertes, des thématiques plus culturelles, lifestyle, de la mode, de la gastronomie. Il faut être dans un format hybride, adapté à une lecture plus loisir … Tout en gardant le sérieux des enquêtes du quotidien, et dans la perspective du temps long, par des profondeurs d’enquêtes. Et qui est, il me semble, le sérieux et la marque des Échos.
Est-ce que les sujets pour le web sont différents ?
Il y a quelque fois des sujets teasers où j’utilise mes informations du mag ou celles que je n’ai pas pu utiliser avec des formes qui fonctionnent bien sur le web, par exemple : les cinq choses que vous devez savoir sur telle entreprise, les cinq chiffres clés qui sortent souvent quelques jours avant l’enquête mag. Et quelque fois aussi des afters. Par exemple, la couverture du mag de vendredi était sur TikTok et la conquête du monde. Le sujet marchait super bien et on a décidé de le relancer, avec un éclairage sur l’un des chefs français le plus suivis et qui fait évidemment référence au sujet principal.
Que pensez-vous des réseaux sociaux ?
Au début, je n’étais pas vraiment sur les réseaux sociaux et c’est un de mes anciens chefs qui m’a mise sur Twitter. En fait, c’est extraordinaire ! LinkedIn aussi, pour partager les sujets. Je ne le considère pas du tout comme un ennemi. Je mélange mon compte perso et pro et je crois en fait, que c’est ce qui fait sa force du point de vue de l’incarnation, et cela permet de mieux défendre les sujets, relayer vers un certain public qui ne lit pas forcément les Échos week-end. Et puis, on se rend compte aussi que les sujets retweetés par le compte des Échos ont une audience beaucoup plus large que celle de mon compte, mais ils suscitent souvent moins d’interaction. Pour ma part, je les retweete avec un petit mot, un peu perso…
J’avais gagné un prix de journalisme il y a quelques années et j’avais fait un stage à Columbia dans l’école de journalisme mythique à New York. On avait eu des journalistes du New York Times, des purs et durs de l’information, que l’on admire forcément pour leurs enquêtes, des journalistes très pointus. Ils expliquaient qu’en fait, ils s’étaient transformés en Influenceurs : ils essaient de repérer des gens qui peuvent être intéressés par leurs sujets, ils les « taguent » pour que des sujets quelquesfois anciens soient remis au goût du jour, et en réalité cela s’inscrit dans la modernité et l’expertise du journaliste. De mon côté, j’en suis évidemment persuadée ! C’est un outil extra qui permet, entre autres, de réactualiser des articles anciens. Cela m’arrive très souvent. Parfois, il y a des réactions très violentes sur Twitter, mais je ne réponds jamais.
Une petite digression, mais qui n’en ai pas une : dans votre article sur David Foenkinos, vous posez une question simple, précise, directe, qui permet immédiatement de mieux comprendre ce qui anime un auteur, mais aussi de mieux comprendre votre style.
Voici cette question : Vous êtes fasciné par John Lennon ?
Réponse de David Foenkinos : « Je lui ai même consacré un livre tant j’ai une connexion émotionnelle avec lui. A partir de 16 ans, j’ai beaucoup écouté les Beatles. Je commençais la guitare et je voulais jouer leurs chansons. Puis je me suis plus concentré sur Lennon lui-même. Il me bouleversait par sa fragilité et me fascinait à cause de son amour fusionnel avec Yoko Ono. Malgré la célébrité, il a été en permanence dans un état de souffrance. Il n’a trouvé l’apaisement qu’à 40 ans avant d’être assassiné.«
Voilà, je suis une studieuse depuis que je suis toute petite, que voulez-vous ?! Et pourtant je connais assez bien David Foenkinos. Mais jamais je n’irais le voir sans avoir travaillé avant. Il faut suggérer des questions pas trop ouvertes qui permettent une réponse précise.
Mais pour revenir au fond, sur la grande différence entre les articles publiés au quotidien dans la presse spécialisée et mes enquêtes : le plus souvent, je suis candide. Je ne connais pas du tout le sujet, ce n’est pas du tout évident que j’y revienne un jour. Au début d’une enquête, on a un regard extrêmement frais, pas d’a priori sur ce que l’on va trouver.
J’aime bien raconter les dessous de quelque chose, d’un portrait, d’une industrie, d’un fonctionnement, d’une tendance… Je suis aussi curieuse d’apprendre des choses sur les métiers des gens, sur leur parcours et après, j’ai aussi un très grand plaisir à les retranscrire. J’ai des collègues qui n’aiment pas la phase d’écriture, de mon côté, j’aime les deux en fait…
Qu’est-ce qui a changé depuis quelques années dans votre pratique métier ?
Ce qui a changé depuis quelques années, c’est principalement le journalisme web, avec la possibilité de proposer des sujets d’éclairage, parce qu’il nous arrive de ne pas avoir la place avant plusieurs numéros. Par exemple, il y a eu cette affaire de Spotify et, j’ai fait un décryptage (Podcasts : le pari risqué de Spotify | Les Échos) sur le côté financier. Ils veulent abandonner leur cœur de métier pour faire du podcast, cela implique une responsabilité qu’ils n’avaient pas quand ils faisaient des playlists de musique. Les investisseurs sont un peu ambivalents par rapport à cela… Pour autant, il y a des perspectives de développement, mais c’est vrai qu’ils dépensent beaucoup d’argent et pour l’instant, on n’a pas vu une audience particulière pour ces podcasts… Donc ces sujets web sont le plus souvent des sujets de réaction à une actualité.
Ensuite, nous avons aussi des podcasts, quasi systématiques, pour nos gros sujets business et cela permet de prendre des informations que l’on n’a pas du tout exploitées dans le format magazine. Donc tous ces à-côtés me prennent un tiers à la moitié de mon temps par rapport aux enquêtes pures et dures du mag et c’est vraiment nouveau.
Si vous aviez un conseil à donner à un jeune journaliste qui souhaite écrire travailler dans la presse écrite, qu’auriez-vous envie de lui donner comme conseil ?
Pour parler de mon expérience, au début, j’ai des parents profs en province, et je n’avais pas vraiment de réseau dans le milieu, même si je voulais faire ce métier depuis toute petite. Et donc, je pense qu’il faut multiplier les expériences sous forme de stages, de piges. Chez nous, aux Échos, toutes les embauches que nous avons réalisées étaient toutes des alternants… Il ne faut pas non plus être trop regardant sur le domaine d’activité couvert, car on ne commence généralement pas par ce que l’on aime traiter comme sujet. Cela se construit. Pour ma part, j’ai mis 20 ans à faire ces sujets, à la lisière entre business et culture. Au début, il faut montrer que l’on est fiable, que l’on sait écrire sur des sujets que l’on maitrise moins…
De mon côté, je prends souvent des stagiaires y compris des stagiaires de 3ème qui sont intéressés par l’écrit et le journalisme car la confrontation est sympa, et souvent ils posent des questions un peu inattendues qui permettent d’avoir des réflexions sur le métier. Par exemple, une question que l’on me pose souvent : Pourquoi tu fais comme cela ?
Réponse : Ben je ne sais pas, j’ai toujours fait comme ça… Il y a un moyen de faire autrement ?
Ben oui 😊
Bio :
Isabelle Lesniak, Chef de rubrique à la rédaction d’Enjeux Les Échos. Diplômée de l’Institut d’Études Politiques (Paris) et du Centre de formation des journalistes (Paris).
Pendant cinq ans, Isabelle Lesniak a été correspondante à New-York pour L’Expansion, Ouest France, Liaisons Sociales, Le Journal du Dimanche et BFM (2003-2008). Elle était en charge de l’actualité économique, politique, sociale et culturelle. Précédemment, elle a été Grand Reporter au service économie de l’Expansion, spécialisée dans les affaires internationales (1994-2002). Elle a débuté sa carrière comme Correspondante à Varsovie de nombreux médias : Libération, l’Agefi, L’Événement du jeudi, le Nouvel économiste, BBC French service… (1991-1994).
Isabelle Lesniak rejoint la rédaction d’Enjeux Les Échos au titre de Chef de rubrique sous la responsabilité d’Eric Le Boucher, Directeur de la rédaction et Marc Jézégabel, Directeur adjoint de la rédaction du magazine en 2011. Depuis 2009, en tant que Reporter freelance, elle collaborait notamment à Enjeux Les Échos, à L’Expansion et à Liaisons Sociales.