Par Estelle Prusker-Deneuville, Doctorante Université Panthéon-Assas, Responsable des enseignements Media SciencesCom Audencia Group – le site de Sciencescom.
La Presse écrite est en danger
Depuis quelques années, la conjoncture du marché de la Presse écrite est mauvaise : recul des ventes et abonnements, baisse continue des audiences, effondrement des investissements publicitaires, … nombreux sont les groupes de Presse fragilisés. Aux Etats-Unis, 3.775 postes de journalistes ont ainsi été supprimés sur l’année 2011, soit 30% de plus qu’en 2010 (Source Blog Paper Cuts : http://newspaperlayoffs.com/). Parallèlement à cette conjoncture morose, les études prospectives annonçant la fin de la Presse papier se multiplient. Ainsi, selon le rapport du Center for the Digital Future de la USC Annenberg (Californie), la grande majorité des journaux américains cesseront d’être imprimés d’ici cinq ans (Rapport «Is America At a Digital Turning Point?» publié en janvier 2012 par Center for the Digital Future de la USC Annenberg (Californie) : «La plupart des journaux disparaîtront d’ici cinq ans », résume Jeffrey I. Cole, directeur du centre, dans un communiqué. « Nous croyons que les seuls journaux imprimés qui survivront se situeront aux extrémités du spectre, soit les plus grands et les plus petits.» http://www.digitalcenter.org/). Le site Future Exploration a été plus loin en livrant une chronologie de l’extinction des journaux papier selon les pays. D’après leurs analyses, les Etats-Unis seraient les premiers concernés avec une disparition annoncée de la Presse papier dès 2017, la France devant subir le même sort en 2029 (Le site Future Exploration a édité à l’initiative de l’expert médias Ross Dawson une chronologie de l’extinction des journaux papier. Cette analyse tient compte à la fois de facteurs mondiaux (développement des TIC, nouveaux usages, …) mais aussi de critères propres au pays (spécificité des modes de distribution, du lectorat, ….) http://www.futureexploration.net/).
La révolution des usages
A l’origine de ces bouleversements annoncés, une audience dont les comportements de consommation media ont profondément changé avec l’émergence d’Internet, des smartphones et plus récemment des tablettes (Selon l’institut GfK, il s’est vendu en 2011 plus de 18 millions de produits connectés (PC, portables, e-book, smartphones, tablettes, GPS, Consoles de jeux …) contre 13 millions en 2010). En permettant de rester connectés et donc informés à tout moment, les nouvelles technologies de l’information et de la communication (TIC) ont modifié les habitudes. L’important n’est plus de « posséder » l’information, d’en disposer physiquement comme le permet un magazine papier par exemple, mais d’y avoir accès à tout instant, quel que soit le lieu (Any time, Any where, Any How). Les circuits de l’information ont changé et Internet y tient désormais une part importante avec une information multiple, instantanée et gratuite. Les audiences se sont peu à peu détournées de la presse écrite classique, de façon assez radicale pour les plus jeunes ou en consommant moins assidument pour les autres (Baisse de la régularité de lecture des cadres notamment).
Parallèlement à ces bouleversements des modes de réception, les émetteurs se sont également multipliés, les médias traditionnels devant désormais faire face à une concurrence exacerbée sur le marché de l’information : agrégateurs de contenu, outils de curation, réseaux sociaux, social media magazine (e-magazine sur-mesure qui organise les informations d’une communauté en fonction des sources et sujets d’information préférés. Exemple : Flipboard, Google Current, Zite,…) , plateforme de partage, fournisseurs d’accès à Internet,… autant d’acteurs qui le plus souvent à défaut de produire, relayent l’information, captant ainsi une audience qui auparavant s’informait directement à la source, auprès des médias traditionnels. Le récepteur joue également un rôle actif dans cette nouvelle organisation du marché de l’information dans la mesure où il peut à la fois être producteur de nouvelles et tenir un blog par exemple mais aussi relayer et recommander l’information à travers les réseaux sociaux, les outils de curation (« Si tout le monde ne devient pas journaliste, chacun peut aujourd’hui être un passeur de nouvelles. » Eric SCHERER, A-t-on encore besoin des journalistes ? : manifeste pour un « journalisme augmenté » PUF – 2011). L’institut Pew Research Center estimait ainsi en 2010 que « 37% des internautes américains avaient soit contribué à la création de nouvelles, soit commenté ou relayé la diffusion via les outils du Web 2.0 ».
La nature de l’information a changé
Mais cette multiplication des sources d’information n’est pas aujourd’hui sans poser question : en mettant l’individu en situation de sur-information, on risque l’overdose et « l’infobésité » (« Le concept d’infobésité : l’information en péril », Mathieu Collet, Ergonomie) n’est pas loin. La profusion d’information disponible sur Internet sur un sujet est telle que l’individu ne sait plus comment la sélectionner ni la hiérarchiser. « Trop d’information tue l’information » et nous pouvons parfois à regretter la presse papier dont la valeur ajoutée est d’apportée recul et analyse sur l’actualité. Par ailleurs, la nature de l’information a également changé. L’instantanéité et la nécessité de se renouveler rapidement, la forte concurrence des sites d’information et leurs accès le plus souvent gratuits laissent peu de place à l’investigation et à l’analyse, démarches journalistiques trop coûteuses mais pourtant à l’origine même de cette profession. Avec Internet, l’information est souvent traitée dans sa dimension la plus simple, la plus factuelle, et devient « jetable », une brève succédant à une autre.
Ces constats sont encourageants pour la presse écrite car ils plaident en faveur d’un retour aux fondamentaux du journalisme : l’investigation, la sélection et la hiérarchisation de l’information. Un retour qui ne pourra aujourd’hui se faire que sur et avec l’aide d’Internet et des nouvelles technologies. Les groupes de Presse se doivent d’inventer un nouveau modèle intégrant leur savoir-faire journalistique aux nouvelles attentes des audiences en matière d’information. Une nouvelle forme de journalisme semble déjà montrer la voie de ce que pourrait être le journalisme de demain : il s’agit du data-journalisme.
Qu’est-ce que le data-journalisme ?
Le data-journalisme (Data-journalisme correspond à l’appellation francisée de « datajournalism ». On peut également parler de « database journalism » ou « computational journalism ») également appelé « journalisme de données » caractérise une démarche journalistique utilisant des données comme principal matériau de son enquête. En préambule, il est important de rappeler que les journalistes n’ont pas attendu le 21ème siècle pour intégrer les données dans leur travail. Ainsi dès les années 60, le journaliste Philip Meyer plaidait dans son ouvrage Precision Journalism (Philip MEYER Precision journalism – 1969. Afin de produire une information en rupture avec les préjugés, Philip Meyer explique dans Precision Journalism que le journalisme d’investigation doit s’aider des bases de données et de leur analyse statistique) pour un usage des statistiques à des fins journalistiques. Dans cette lignée, Bill Dodman reçut en 1989 le prix Pulitzer du journalisme d’investigation pour son enquête intitulée The Colour of Money dans laquelle il démontre, à partir de chiffres collectés et croisés sur des cartes (cf ci-contre), que les noirs américains obtiennent moins de prêts bancaires que les blancs à Atlanta.
Le data-journalisme tel que nous l’entendons aujourd’hui repose en partie sur cet héritage journalistique de manipulation de données mais est enrichi du potentiel informationnel offert par les nouvelles technologies. La démarche consiste à analyser une quantité importante de données pour en extraire les plus pertinentes et en proposer une visualisation simple, le plus souvent interactive, aussi convaincante pour le lecteur qu’une argumentation journalistique écrite. Plus question ici d’interroger des individus comme le fait quotidiennement un journaliste, mais uniquement des données.
Le data-journalisme est apparu dans les rédactions américaines il y a quelques années mais peine encore à se développer en France. A l’origine de cette nouvelle pratique, un contexte technologique fortement producteur de « data » combiné au développement d’outils pour les analyser, les mettre en scène mais également des politiques publiques en faveur de l’ouverture de leurs données (Open Data). Ainsi en 2005, la ville de Chicago a été pionnière dans ce domaine en donnant accès à tous les crimes recensés par la police et en permettant ainsi aux journalistes du Chicago Crime de dresser une carte interactive représentant tous les crimes commis depuis 1996.
Les forces du data-journalisme
En France, le data-journalisme peine encore à rentrer dans les rédactions, la profession se montrant parfois sceptique, voire critique face à une pratique journalistique pas toujours reconnue comme telle. Or, même si le data-journalisme emprunte beaucoup au métier de chargé d’études, sa particularité est également de faire appel aux fondamentaux du journalisme que sont l’analyse, la mise en perspective des faits et l’investigation. En effet, le data-journaliste est dans la démarche du journaliste qui cherche à rendre compréhensible le monde. Son champ d’investigation est celui des données, c’est-à-dire la partie factuelle de l’information. Comme un journaliste, son travail consiste à faire parler les chiffres ou les faits en s’appuyant sur des techniques et outils propres. Et même si les sources et témoins de potentiels scoops sont ici les données, la démarche est souvent celle de l’investigation.
La force du data-journalisme réside dans l’adaptation du métier de journaliste aux outils et besoins de notre époque. Le premier d’entre eux est la visualisation de l’information. Dans un environnement chargé d’écrans, notre perception du monde est de plus en plus visuelle, le texte laissant le plus souvent la place à l’image. L’intelligence visuelle prend le pas sur l’intelligence verbale. Les articles se raccourcissent et les nouveaux supports que sont le smartphone et la tablette appellent à une nouvelle présentation de l’information. Le data-journalisme répond à ce nouveau besoin en offrant au lecteur de comprendre une information en image, de façon plus convaincante que ne le feraient des mots.
Exemple de la force de la visualisation : La dette américaine
Par ailleurs, ces visualisations sont souvent interactives afin de permettre aux individus de manipuler les représentations pour une meilleure compréhension de l’information. C’est là la deuxième force du data-journalisme : pouvoir manipuler un volume de données important, à la carte, en fonction des interrogations et besoins personnels du lecteur. Dans un environnement surchargé d’information, le data-journalisme se distingue alors par un format qui capte l’attention du lecteur et lui offre la possibilité de mieux mémoriser et personnaliser l’information.
D’autre part, le crowdsourcing peut également être utilisé comme outil par le data-journaliste lorsque celui-ci se trouve confronté à un trop lourd travail pour constituer sa base de données. Ainsi par exemple, le cas où les données existent dans des rapports volumineux nécessitant un important temps de lecture et saisie avant d’obtenir un base de données exploitable. Une bonne illustration de cette pratique est le cas souvent cité en exemple du quotidien britannique The Guardian qui grâce au crowdsourcing a pu analyser un document de 458 mille pages sur les notes de frais des députés britanniques, révélant des abus dans l’utilisation des fonds publics britanniques.
A travers ces trois caractéristiques – Visualisation, Interaction, Participation – le data-journalisme ancre le journalisme dans le 21ème siècle et la révolution de l’information initiée par les TIC. Mais si son potentiel est manifeste pour les salles de rédactions du futur, il peine encore à se développer dans les rédactions françaises.
Propos recueillis par Magali Bernier