Culture RP a récemment rencontré le journaliste David Dufresne, réalisateur du jeu documentaire Fort McMoney sortit fin 2013 et toujours en ligne aujourd’hui. Une œuvre inspirée de Fort McMurray, une ville en Alberta au Canada, défigurée du fait de la présence des multinationales qui y exploitent son sous-sol riche en sable bitumineux. Depuis, plus de 400 000 personnes ont joué à ce Sim City pour de vrai en prenant virtuellement le contrôle de la ville. En mars dernier, David Dufresne est retourné sur place et a rencontré un certain nombre de personnages présents dans le jeu. Il en a fait un documentaire qui sera diffusé courant mars sur Arte.
Pouvez-vous revenir pour nous sur la genèse du projet Fort McMoney et nous dire comment tout a commencé ?
Le projet est né en 2011. Je viens d’arriver au Québec et j’apprends l’existence de cette ville et alors je propose à Arte et à l’ONF (Office nationale du Film du Canada) de faire un jeu documentaire, une sorte de Sim City pour de vrai. Une fois qu’ils ont dit oui, on est allé sur place, on a tourné beaucoup. On a mis deux ans de développement et le jeu documentaire est sorti fin 2013 en novembre. Il a fait le tour du monde, je l’ai présenté plus de 50 fois et notamment dans des festivals importants comme à New-York et à Paris par exemple et on a récolté pas mal de prix. C’est un film un peu plus intimiste qui est assez pessimiste avec en gros : la démocratie a perdu face aux marchands. Le film est donc retransmis sur Arte en mars et présenté en avant-première au FiPA de Biarritz fin janvier.
Qu’avez-vous essayé de montrer par la réalisation de ce jeu-documentaire et quel est le but du jeu ?
L’idée est de montrer jusqu’où on va dans l’exploitation du sol pour assouvir notre addiction au pétrole. En gros, c’est une réflexion sur notre dépendance au pétrole, sur le capitalisme et sur la démocratie. Vous pouvez jouer à tout moment et plus vous allez jouer et plus vous allez accumuler des points en vous promenant dans la ville. Ces points vous serviront à voter lors de référendums et à participer à des sondages avec des gens du monde entier qui modifient la ville. Si les gens veulent changer Fort McMoney en Las Vegas du pétrole, ils le peuvent. S’ils veulent que cela devienne une ville fantôme parce que l’on aurait décidé d’arrêter toute activité pétrolière, c’est possible également. Au final, on a constaté que bien des gens sont venus pour la forme-le jeu documentaire- et sont restés pour le fond-le pétrole.
En quoi le web et ses outils permettent à des journalistes d’investigations comme vous d’innover dans le récit journalistique et le documentaire par exemple ?
Je vois le web comme un outil de création avant de le voir comme un outil de diffusion. Le problème, c’est que bien des journalistes, pour eux, c’est simplement un canal de plus. On leur demande maintenant de faire de la photo là où on ne leur demandait pas, on leur demande de faire de la vidéo là où on ne leur en demandait pas. Pour moi, le web est vraiment une révolution en termes de diffusion, d’expression et de création qui permet la dé-linéarisation.
Car les histoires aujourd’hui ne sont plus forcément linéaires. Encore une fois, il y a des histoires linéaires qu’il faut raconter et elles sont magnifiques. Néanmoins, grâce au web et tout simplement à la notion d’hypertexte, on peut vraiment écrire et raconter des histoires différemment. Je crois qu’il y a de nouvelles façon de donner du plaisir, d’être ému, d’être transporté par des histoires, d’être interloqué par des faits. Et vraiment ce qui me motive, c’est d’expérimenter de nouvelles approches narratives en essayant de régénérer le documentaire.
Vous parlez de dé-linéarisation. Peut-on parler de journalisme en 2 voir 3 dimensions pour parler des web-documentaires et du jeu-documentaire ?
En ce qui concerne l’outil de travail, c’est exactement ça. C’est-à-dire on n’entrevoit pas les choses de la même manière quand on fait un web documentaire que quand on fait un papier d’enquête ou même un documentaire. Il n’y a pas de notion de hiérarchie. Je ne dis pas qu’il y a un format qui est mieux que l’autre. Pour moi, les web documentaires qui sont dignes d’intérêt sont vraiment ceux qui sont pensés différemment. Or, ce n’est pas toujours le cas malheureusement. Ceux qui sont les plus intéressants, les plus percutants sont ceux qui sont effectivement pensés en plusieurs dimensions comme vous le dites.
D’ailleurs, même mon outil de travail n’est plus le même. Je n’utilise plus les traitements de texte. J’utilise des logiciels d’aide à l’écriture de scénario qui nous font penser l’histoire différemment. C’est une des clefs. Un traitement de texte nous met dans une posture linéaire avec un fichier qui va de haut en bas. Avec les logiciels que j’utilise, je travaille parfois par paquets, par petits bouts, je travaille par émiettement, par croisements donc ça crée une autre façon de raconter l’histoire et donc de la recevoir. Après, ce qui n’a pas changé, c’est votre approche sur le terrain et votre approche humaine.
Comment s’organise la diffusion d’un web documentaire, quel est le business model?
Il y a deux pays qui sont très en avance, c’est le Canada et la France. Pourquoi ? Parce que dans ces deux pays, il y a encore dans l’audiovisuel un service public qui y consacre des moyens. Arte étant une des premières chaînes à avoir constitué un département web et à avoir financé de tels projets. Au Canada, vous avez l’office national du film qui aide comme le CNC en France. Pour l’instant, le modèle économique, c’est le modèle équivalent à celui que l’on appelle le documentaire de création. On est principalement dans le cadre de la recherche et développement documentaire.
En 2015, vous commencez un fellowship à l’Open Doc Lab du Massachusetts Institute of Technology de Boston. Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur ce sujet. En quoi cela va-t-il consister ?
Le MIT a inventé dans les années 50 l’informatique moderne, il a plusieurs laboratoires dont l’open doc lab, le laboratoire ouvert du documentaire et je vais y participer au début de l’année prochaine avec l’aide de l’institut français. Je vais effectivement passer plusieurs mois à réfléchir à toutes les questions liées au documentaire comme l’interactivité, la non linéarité et les nouvelles formes de narration. Ce qui est formidable, c’est que l’on rencontre des ingénieurs, des penseurs, des jeunes geeks ou des vieux fous. C’est un environnement totalement unique au monde…
Propos recueillis par Alexander Paull
La fiche du documentaire sur le site du FIPA de Biarritz