« La radio annonçait, la télévision montrait, la presse expliquait. Aujourd’hui, la notification sur iPhone annonce, les réseaux sociaux montrent, la vidéo en ligne explique » – Eric Scherer à la conférence « Comment les jeunes s’informent-ils aujourd’hui », à l’AFP, le 22 janvier 2016.
Sur la version mobile de Facebook, il y a à la fois des notifications, des newsfeeds où l’actualité est présentée de manière personnalisée, et 8 milliards de vidéos vues quotidiennement. En 2015, 44% des 13-18 ans ne lisent pas les journaux, et ne consomment l’information qu’à condition qu’elle ait une destination sociale.
Pas étonnant que le géant américain soit une plateforme qui serve de modèle pour les sites des médias traditionnels en ligne soucieux d’attirer une nouvelle génération de lecteurs. Le réseau social est devenu un infomédiaire, qui met en place des dispositifs de lecture de la presse « pluggés » sur sa plateforme. Au risque que certains articles soient pourvoyeurs de trafic sur Facebook plutôt que sur les sites dont ils sont issus. Facebook est-il entrain d’aspirer la presse d’information en ligne au point de remettre en question l’existence autonome des médias qui produisent et signent des contenus d’information ?
Puissance de Facebook
Le géant américain compte environ 1,5 milliard d’utilisateurs dans le monde, dont 800 millions sur mobile. En France, Facebook a franchi mardi la barre des 30 millions d’utilisateurs actifs (c’est-à-dire qui postent ou partagent des contenus ou «aiment» un article au moins une fois dans le mois) par mois, soit 2 millions de plus qu’en novembre 2014, a annoncé le groupe.
Les usages de Facebook s’étendent de plus en plus à la consultation de l’actualité, puisque la plate-forme offre des solutions d’affichage et d’hébergement de contenu éditoriaux produits par des sites de presse d’information. Ainsi, un Facebook native ne se rend pas spontanément sur la homepage de ses grands titres d’actualité favoris, mais attend qu’une information soit embarquée directement sur sa timeline pour la consulter.
L’intérêt pour Facebook, outre celui que représente la commercialisation de données personnalisées, est d’intégrer des contenus d’actualité est de gagner la bataille de l’attention, autrement dit d’attirer une audience qui reste un grand nombre de minutes sur sa plateforme, cela pour augmenter les recettes publicitaires : chaque fil d’actualité est composé à «5 à 7% de liens sponsorisés en moyenne », selon Laurent Solly, DG de Facebook France. En clair, plus vous restez, plus vous voyez d’annonces, et plus les annonceurs restent aussi.
Facebook a donc lancé le service « Instant articles ». Parmi ses 9 premiers participants: The New York Times, The Washington Post, Buzzfeed, National Geographic, The Atlantic, The Guardian, BBC News, Der Spiegel et Bild. Aujourd’hui, près de 350 médias dans le monde sont partenaires d’Instant Articles. En France, de nouveaux médias deviendront très prochainement partenaires d’Instant Articles, qui permet un visionnage sans délai, a annoncé Laurent Solly le 22 janvier lors du débat « Médias d’information : où sont les jeunes ? » organisé vendredi par l’INA dans les murs de l’AFP.
La plateforme de Zuckerberg a aussi lancé Notify, une application permettant à ses utilisateurs de se tenir au courant de l’actualité ou de sujets qui les intéressent en recevant des notifications mobiles, tirées de contenus fournis notamment par des groupes de médias.
Facebook a aussi étendu les notifications envoyées par l’intermédiaire de son réseau lui-même pour ajouter des résultats sportifs ou de l’actualité locales aux avertissements déjà existants quand un ami de l’utilisateur fêtait son anniversaire ou commentait une de ses publications.
Enfin, le réseau social a récemment renforcé son moteur de recherche interne pour permettre à ses utilisateurs de retrouver davantage de publications sur des thèmes d’actualité, et cherche globalement à renforcer son offre de contenus avec des partenariats avec des magazines, sites d’informations et autres médias, ou encore une montée en puissance dans l’offre de vidéos. Et il vient d’annoncer son arrivée dans le sport avec Stadium.
Opportunité pour les médias de s’adapter
Si Facebook peut se permettre une telle offensive, c’est qu’il sait que les médias ont besoin de lui.
Dans le cas d’Instant Articles, il s’agit pour la presse en ligne de passer d’un système fermé à un système ouvert : les médias adhérents perdent des visites de lecteurs sur leurs propres sites, mais peuvent en échange vendre des espaces publicitaires à côté de leurs articles et en conserver les revenus, ou choisir de passer par la régie publicitaire du réseau social. Pour les médias qui consentent à aller là où sont les sources de clics, l’intérêt à s’associer avec les infomédiaires est donc de récupérer des revenus des espaces publicitaires.
L’éditeur récupère 100% des revenus des espaces qu’il commercialise lui-même et 70% de l’inventaire vendu directement par le réseau social. Par exemple, 20 Minutes France, a la possibilité de mettre à profit ses 1,4 million de fans en proposant une offre packagée de ses espaces sur mobile et sur le réseau aux 30 millions d’utilisateurs.
Reste à vérifier si les conditions de l’échange économique équitables sont toutes remplies. On peut constater que l’intégration d’offres de native advertising n’est pas prévue. The Washington Post, et The New York Time se sont récemment plaint d’avoir des difficultés à monétiser leurs pages sous le format Instant Articles en ne disposant que d’une seule bannière (250X320mm) tous les 500 mots, les bandeaux en «rich media» n’étant pas prévus.
Alors, les médias sont-ils perdants ? « Instant Articles n’est-elle pas tout simplement une manière de faire travailler toutes les rédactions du monde gratuitement ? », se demandaient Alexandre Michelin et Laura Ghebali à l’occasion d’un débat organisé à la Sorbonne par le think tank Massive Open Online Disruption (MOOD), et intitulé « Les médias sociaux: la Facebookisation du web est-elle inévitable ? ».
S’adapter
A moins que les sites d’information, grâce à leurs liens resserrés avec la marque de Zuckerberg, ne toucheront à long terme un public plus étendu et diversifié. Eric Mettout estime qu’à L’Express, « Les réseaux sociaux nous amènent à explorer des terrae incognitae éditoriales et nous ramènent de nouveaux lecteurs. En ces temps de désaffection généralisée pour les médias et le journalisme, ce n’est pas rien. ».
Ainsi, les médias traditionnels font-ils massivement le pari de la vidéo, qui répond à un intérêt croissant pour les contenus visuels et à une opportunité de distribution sur les plateformes sociales : encore plus qu’ailleurs dans le monde, la vidéo est en France le moteur numéro un du réseau social. Le nombre de vidéos postées sur Facebook France a doublé en un an (+93%) contre +75% au niveau mondial.
«Parmi les Français qui se connectent à Facebook tous les jours, plus de 50% regardent une vidéo», fait remarquer Laurent Solly. Effet : les médias d’infos investissent massivement dans la vidéo. AJ+ (Aljazzeera) a diffusé via Facebook 2,2 millions de vidéos en 2015. Süddeutsche Zeitung Magazin, quant à lui, produit des vidéos dédiées à sa page FB , qui atteignent souvent 100.000 vues chacune.
Certaines plateformes d’info n’hésitent pas à s’assumer carrément comme pure-players de contenus, selon le mot du sociologue Jean-Marie Charon : pour les sites du groupe Reworld media, par exemple, la satisfaction de la demande est une priorité, les algorithmes sont les rédacteurs en chef et le travail avec les régies publicitaires un quotidien. Pas de revendication journalistique, mais une interface aussi intuitive que celle de Facebook et l’hyper-couverture des sujets à buzz comme méthode pour générer du clic : les contenus peuvent ainsi se plugger aisément sur Facebook. Le risque est que ces modèles aiguillonnent sournoisement les éditeurs de la presse traditionnelle, comme le formule le journaliste Nicolas Becquet.
Innover sera t-il encore possible ?
Pour attirer durablement de nouveaux lecteurs sur un site et se démarquer de la concurrence, il faut innover.
Or, le journaliste américain Ezra Klein prévoit que la principale victime du phénomène de cannibalisation par Facebook des médias d’information en ligne sera l’innovation : « Dès à présent, les règles qui président à ces plate-formes de distribution ont mis l’innovation en sommeil », se désole-t-il. En se multipliant et se superposant, ces règles vont gagner en pouvoir de castration. Imaginez quand un papier devra répondre aux impératifs conjugués, et encore une fois souvent incompatibles, « de Facebook, Apple, Snapchat, Flipboard, des développeurs d’application mobile, etc. ». Avec des algorithmes de recommandation, Facebook est dans une logique client-centric qui n’est pas celle du journalisme. Il s’agit de produire du contenu qui ne dérange pas le lecteur, qui ne génère guère d’incertitude.
C’est sur ce fonctionnement que Facebook parvient à aspirer indéfiniment la valeur. « Il faut comprendre Facebook comme un trou noir dans la galaxie des médias en ligne », souligne Fabien Loszach, directeur de la stratégie interactive chez Brad. La force de Facebook étant de capitaliser sur des contenus et des services sans ne jamais rien produire ni posséder soi-même, Facebook crée des apps dans des apps, multiplie les services à l’utilisateur, lequel pourra bientôt commander son chauffeur, son coiffeur et son dîner personnalisé depuis Messenger.
La Facebookisation des médias en ligne est-elle donc inévitable ?
« Billet initialement publié par Clara Schmelck – journaliste médias à Socialter, dans son intégralité chez Méta Média, un blog de France TV Infos », publié le 23 janvier 2016.
Merci à Clara pour son autorisation de publication 🙂