Une étude réalisée par l’OCDE et l’EUIPO (Office de l’Union Européenne pour la propriété intellectuelle) a révélé les chiffres générés par les produits contrefaits en 2013. Remis dans le contexte du commerce mondial, ils s’avèrent impressionnants : 2,5% du commerce mondial, soit plus de 338 milliards d’euros. Dans l’Union Européenne il représente 5 % des produits importés. C’est un fait, la contrefaçon a toujours affecté l’économie de marché. Le plus connu est celui du luxe. Plus grave, notamment pour ses risques sur la santé, celui du secteur pharmaceutique. La contrefaçon prend de plus en plus d’ampleur dans le monde entier, ayant un impact considérable sur le marché économique. Selon l’Union des fabricants pour la protection internationale de la propriété intellectuelle (UNIFAB), ce marché de l’ombre coûterait chaque année 40 000 emplois par an à la France.
Pour mieux comprendre ce phénomène mondial, nous avons voulu interroger Henri de Banizette, responsable des activités « Intelligence Economique » au sein de la société RED TEAM INVESTIGATION, et qui travaille principalement sur les problématiques de contrefaçon, notamment dans le domaine pharmaceutique. Il travaille en étroite collaboration avec une équipe composée de spécialistes en cybercriminalité et d’enquêteurs spécialisés sur les pays de production des contrefaçons.
Henri, pouvez-vous nous en dire un peu plus sur votre définition de l’Intelligence Economique – ou Market intelligence – et notamment l’aide quelle peut apporter à une entreprise victime de la contrefaçon ?
Dans sa version « académique » du rapport Martre (1994), l’Intelligence Economique (IE) est définie comme « l’ensemble des actions coordonnées de recherche, de traitement et de distribution, en vue de son exploitation, de l’information utile (aux acteurs économiques) ».
Au-delà de cette définition, nous pourrions ajouter que la finalité de cet « ensemble d’actions » sera de maîtriser l’information utile à l’entreprise dans un but offensif ou défensif, et que cette méthodologie est applicable à tout type d’acteur : un Etat, une PME, un Cabinet de conseil ou de recrutement, un service Marketing, un individu…
La dimension « protection de l’information » n’est par ailleurs pas à négliger, l’acteur mettant en place une stratégie d’IE se devant de maîtriser les informations disponibles à son sujet, et protéger ses données sensibles (son image, ses brevets etc.).
Pour synthétiser, l’Intelligence Economique pourrait être définie comme une démarche structurée de gestion de l’information entrante et sortante, mise en place par une personne physique ou morale pour répondre à une problématique donnée.
L’apport de l’IE dans un contexte de prévention ou de lutte contre le phénomène de contrefaçon («violation et usage non-autorisé d’un actif de propriété intellectuelle appartenant à un tiers »(1)) illustre pleinement l’étendue de la discipline dans la mesure où il se fait à plusieurs niveaux :
- Proactif : Recherche d’informations à titre préventif (afin notamment de disposer d’éléments de preuve en amont et éviter des litiges « in futurum ») ;
- Défensif : Collecte de preuves de la violation d’une loi ou d’un contrat (afin de préparer des mesures d’instructions, des constats privés ou judiciaires..).
L’Intelligence Economique joue donc un rôle de premier plan pour les entreprises désireuses de « savoir où mettre les pieds », en identifiant les acteurs et risques liés à la contrefaçon dans le cadre de l’implantation sur un nouveau marché par exemple, ou dans la mise en place de ressources terrain afin de collecter des moyens de preuve d’une supposée fraude.
Sur quels secteurs et dans quelles zones la contrefaçon est-elle produite ?
Comme évoqué dans votre introduction, le phénomène contrefaçon, connu de tous pour être l’un des fléaux de l’industrie du luxe, (maroquinerie, horlogerie, parfumerie etc..), est désormais généralisé à de nombreux secteurs, plus inquiétants.
Si les chiffres de la Commission Européenne publiés révèlent que 2/3 des saisies en 2013 concernaient des produits de luxe, d’habillement ou les cigarettes, le tiers restant concerne l’Industrie lourde, pharmaceutique, automobile (pièces détachées) et alimentaire et laisse aisément imaginer des conséquences bien plus dramatiques.
Deux pays occupent les premières marches du podium en termes de production de contrefaçons, avec chacune sa spécialité (2) :
- La Chine : Spécialiste de la contrefaçon de masse ;
- L’Inde : Numéro 1 des contrefaçons de biens « complexes » (75% de la production de contrefaçons concernant médicaments et logiciels).
Les saisies opérées depuis les trois dernières années révèlent que si la production est souvent issue de petits ateliers clandestins (chaussures de sport à Tel-Aviv en 2014 ; contrefaçon de textile de créateurs « made in France » au Brésil ; Usine de cigarettes clandestine découverte dans la province de Fujian (Chine)), certaines productions sont quant à elles assurées au sein de véritables usines équipées, se différenciant uniquement des producteurs originaux par l’absence de licence d’exploitation (Saisies de 3 700 paires de chaussures de luxe et de moules originaux à Canton (Chine) ) ; Saisie de composants électroniques non conformes dans une usine près de Gdansk (Pologne) ; Saisie de détecteurs de métaux produits sans licence (Chine)) .
Les produits contrefaits sont ensuite écoulés sur des plateformes alimentant le marché de détail, phénomène amplifié par l’évolution de la société numérique qui favorise le commerce en ligne avec des sites hébergés à l’étranger au sein de « paradis numériques ».
Quelles sont les problématiques que vous rencontrez ? Pourquoi fait-on appel à vous ?
Comme énoncé précédemment, notre panel de missions s’articule généralement à deux niveaux – proactif ou réactif – selon le besoin du mandataire et la stratégie adoptée :
Dans un contexte de prévention, le client cherchera par exemple à anticiper les menaces que représenterait le lancement d’une copie de l’une de ses références. La mise en œuvre d’une démarche structurée de veille « online » (bases brevets, plateformes d’achats d’API pour le secteur pharmaceutique etc..) et « offline » (approche des acteurs potentiellement contrefaisants lors de salons professionnels etc..) permettra de répondre à cette problématique.
Afin de disposer de la meilleure visibilité sur l’un des acteurs identifiés, une démarche d’investigation sur un acteur particulier pourra par ailleurs être diligentée, mettant en lumière et cartographiant l’environnement de la cible (ses actionnaires, partenaires, filiales dirigeants et réseaux d’appartenance). Cette démarche permettra d’appréhender au mieux le potentiel de nuisance de l’acteur, et permettra au client et ses conseils d’ajuster leur stratégie (services marketing et communication, avocats etc.)
La réussite de ce type de missions reposera sur la capacité à disposer, selon la législation du pays concerné, d’informations fiables en combinant ressources officielles (bases de données, registres de commerce, cadastre..), et ressources terrain afin d’obtenir, légalement, des informations à plus forte valeur ajoutée (entretiens locaux, recherches de domiciliation …), et permettre au client d’ester en justice avec un dossier solide.
Dans un contexte de litige, le mandataire souhaitera disposer de tout élément lui permettant de renforcer son action en contrefaçon auprès des instances civiles ou pénales et ainsi obtenir un dédommagement (dommages et intérêts, mesures d’interdiction, publication judiciaire, retrait des produits des circuits de distribution), voire une condamnation de l’acteur poursuivi (amende, peine d’emprisonnement), en fonction de la stratégie adoptée (action en contrefaçon, concurrence déloyale, parasitisme ou confusion).
Ce type de missions reposera sur le recours aux outils adaptés afin de permettre un constat descriptif d’huissier ou la mise en place d’une saisie-contrefaçon.
Une démarche « terrain » et online de collecte d’échantillons reposant sur des capteurs locaux permettra d’identifier les zones de recel qui permettront ensuite de remonter la longue et complexe filière des intermédiaires au producteur.
Voyez-vous auprès de vos clients un changement de méthode/mentalité depuis quelques années sur ces problématiques?
Nous constatons effectivement une sensibilité accrue des acteurs à ces problématiques, et notamment une augmentation croissante des moyens mis en œuvre (unités dédiées à l’analyse de produits contrefaits, mise en place de campagnes de sensibilisation sur les réseaux sociaux etc..).
La coopération se renforce entre ces acteurs et les autorités, qui multiplient les opérations de saisie d’envergure (opérations Pangea, Mamba, Giboia ou Porcuoine d’Interpol), de même que la « coopétition », rendant désormais fréquent le partage d’informations entre acteurs concurrents.
De nouvelles avancées techniques ne cessent par ailleurs d’émerger, permettant d’améliorer :
- L’inviolabilité des produits (sceaux de sécurité) ;
- Leur identification (codes barre)
- Leur traçabilité (Datamatrix, RFID)
- Leur authentification (hologrammes, marqueurs chimiques/Truscan etc..)
Comme ROUACH et SANTI le présentaient en 2001, certains acteurs demeurent en 2016 plus enclins que d’autres à intégrer la lutte contre la contrefaçon dans leurs process et habitudes. Si les «guerriers » engagent une démarche offensive de protection des brevets et de lutte proactive contre la contrefaçon, certains demeurent dans une simple logique de crise. L’évolution du cadre légal représente cependant une avancée majeure dans la mesure où elle renforce et encourage la mise en place de démarches en amont ou l’enquêteur joue un rôle décisif.
(1) : Source : Douanes.gouv.fr, 19/05/2014
(2) : 90% des produits contrefaits proviennent d’Asie du Sud-Est, et de Chine – Rapport 2014 du Parlement Européen
Bio:
Henri de Banizette est diplômé d’un Master Intelligence Economique et Gestion du Développement International et titulaire de la Licence Sécurité des biens et des personnes de l’université Paris II Panthéon Assas. Spécialisé dans les domaines de l’enquête d’environnement et de réputation, l’appui aux fraudes, aux contentieux et la lutte contre la contrefaçon – autour de l’univers pharmaceutique notamment-il est désormais en charge du département IE pour le cabinet RED TEAM INVESTIGATIONS. Il dispose de près de 10 années d’expérience en qualité de Chef de Projets au sein de l’un des principaux acteurs européens de la gestion des risques.
Interview de Jean-Sébastien GUILLAUME, Consultant Commercial Market Intelligence