Culture RP a rencontré Sophie Hamel-Dufour, Sociologue, Directrice de projets et Responsable de conférences chez René Villemure, éthicien. Elle est aussi co-créatice du Programme L’Éthique pour le conseil et a fondé Sociozone en 2016. Au fil des années, au titre de sociologue experte en participation publique, elle a coordonné plusieurs processus consultatifs, contribuer au titre d’analyste à plus d’une douzaine de commissions d’enquête et de commissions de consultation public au sein des deux principaux bureaux d’audiences publiques au Québec (Bureau d’audiences publiques en environnement (BAPE) et Office de consultation publique de Montréal (OCPM)). Depuis 2011, elle travaille avec René Villemure, éthicien internationalement reconnu.
« Les sociétés changent… Et continueront de changer. Pour s’y ancrer durablement, il faut comprendre pourquoi et vers quoi elles changent. »
Pourriez-vous nous dire pourquoi selon vous à l’heure de l’intelligence artificielle la sociologie a toute sa place dans les entreprises publique et privée, en quoi c’est même un des fondements stratégiques pour aider les dirigeants de ces entreprises à mieux comprendre l’environnement social dans lequel ils évoluent et en retour à être compris ?
La sociologie est une discipline du « Pourquoi ». En effet, la sociologie permet d’expliquer « Pourquoi les événements sociaux surviennent » et de leur donner un sens. Il est raisonnable de penser qu’à court terme, l’IA ne pourra probablement pas concurrencer l’humain sur la question du sens à donner à une situation. Si l’IA peut soutenir le sociologue dans la compilation et le croisement des données, l’IA n’a pas encore l’autonomie de savoir quoi chercher dans l’environnement social, ni la sensibilité humaine nécessaire afin d’expliquer, en cas de crise par exemple, pourquoi il y a une méfiance ou défiance. De plus, même si l’environnement technologique change, il demeurera des humains à l’intérieur et à l’extérieur des entreprises. Il faudra continuer à leur parler, à les comprendre, à les rassurer.
L’Empreinte sociale est la combinaison entre l’image perçue et les actions d’une entreprise. Pourriez-vous définir ce qu’est l’Empreinte sociale et nous donner par exemple un cas client (celui du Château Laurier) ? Quels sont les outils que vous utilisez ?
Une empreinte est une marque profonde et durable que l’on trace sur une surface, comme par exemple une gravure dans une pierre. Pour bien saisir l’Empreinte sociale il faut voir la société à l’image de la pierre dans laquelle on grave : toute entreprise, même à son insu, inscrit une marque dans la société par l’image qu’elle y projette et les actions qu’elle y entreprend. L’Empreinte sociale mesure les écarts entre cette image et les actions de l’entreprise. Plus la cohérence entre l’image et les actions est forte, plus l’entreprise est réputée fiable, car elle fait réellement ce qu’elle dit faire. La cohérence devient ainsi un gage de confiance.
Afin de mesurer l’Empreinte sociale, nous utilisons la « Ligne de cohérence Connaître-Interpréter-Agir » : ce que les parties prenantes connaissent de l’image de l’entreprise, comment elles interprètent l’image et, finalement, comment l’interprétation qu’elles en font influence leurs actions à l’égard de l’entreprise.
L’Hôtel Château Laurier Québec, situé dans la ville de Québec, est un bel exemple de la mesure d’une Empreinte sociale qui fut très éclairante pour la direction de l’entreprise. Dans l’hôtellerie québécoise, le Château Laurier se différencie des grandes chaînes par le fait qu’elle est une entreprise familiale depuis plus de 40 ans. Elle se distingue également par trois engagements sociaux phares : une politique de développement durable exigeante, une culture forte de la philanthropie culturelle et sociale en plus d’être le seul établissement francopresponsable au Québec. À la suite de la mesure de l’Empreinte sociale, la direction a constaté qu’à l’interne les valeurs et les engagements de l’entreprise n’étaient pas compris de la même manière par tous, entraînant du coup des résultats variables. De plus, la direction a réalisé que certains des engagements chers à l’entreprise n’avaient que peu d’influence sur les décisions d’affaire de ses clients et partenaires.
De manière générale, ce dernier constat pose une question aux dirigeants d’entreprise : le choix des engagements sociaux peut-il être maintenu si les bénéfices économiques ne sont pas au rendez-vous ? Doit-il être maintenu ?
Votre champ d’expertise s’inscrit aussi dans les principes et valeurs démocratiques, dynamique sociales et vie de quartier. Quels sont quelques-uns des sujets analysés lors de vos interventions publiques ?
Dans la démocratie, le champ de la démocratie participative m’intéresse tout particulièrement. Trop souvent on enferme la démocratie participative dans ses modalités techniques. Mes interventions publiques visent plutôt à rappeler ses fondements que sont l’impartialité, l’exemplarité, l’intégrité et le respect en vue de donner voire, de redonner, confiance envers la prise de décision.
Un exemple de procédure qui revient périodiquement dans le débat public québécois est le recours au huis clos. N’est-ce pas paradoxal de parler de huis clos dans un cadre de participation publique ? Je réponds non, en autant que certaines conditions soient assurées. Par exemple, le huis clos soulève souvent le doute quant à la transparence du contenu des échanges qui auront eu lieu. Afin de pallier à ce doute, l’impartialité doit guider les instances responsables dans leur compte rendu en évitant de favoriser des points de vue au détriment des autres. Ce n’est qu’à ce prix que la confiance de tous pourra être au rendez-vous.
De plus, pour faire œuvre de sociologie utile, il m’apparaît essentiel de s’intéresser aux rapports que les collectivités entretiennent avec leur milieu de vie : « Quels sont les lieux significatifs pour elles ? Pourquoi le sont-ils ? Qu’est-ce que ça apporte à leur façon d’y vivre ? » Connaître cette trame sociale permet aux entreprises d’éviter des controverses – souvent prévisibles – et de s’ancrer de façon plus durable, avec la confiance du milieu.
Le bien-être au travail, c’est aussi coexister pas seulement exister. Que pensez-vous de cet article écrit par Angelika Mleczko publié par Com Media (1) ?
L’idée présentée par Madame Mleczko à l’effet de migrer « d’exister » à « coexister » dans le travail est fort intéressante sur le plan sémantique, puisque le préfixe co réfère à l’idée de cum qui signifie « ensemble ».
Toutefois, en vue de créer un véritable sentiment d’appartenance à l’entreprise, l’approche du bien-être individuel me semble incomplète, car il y manque l’identification à quelque chose de plus grand que soi, à la raison d’être ensemble. En effet, il ne suffit pas de placer les individus en situation de groupe avec la mode des « co-quelque chose » (co-construction, coworking, etc) pour que cette raison d’être ait un sens : il faut insuffler ce sens. Ainsi, en plus de prendre soin des employés, les dirigeants d’entreprise ne devraient pas hésiter à choisir des valeurs éthiques collectives qui soutiennent la mission de l’entreprise. Ces valeurs devraient guider les actions de chacun. Prenons par exemple le respect. Le respect incite non seulement à réellement considérer les collègues, et non pas simplement d’être bien à leurs côtés, mais aussi à considérer avec égards toutes les parties prenantes avec lesquelles l’entreprise fait affaire et sans lesquelles elle ne peut durer.
En ce sens, l’éthique m’apparaît être un outil incontournable pour les dirigeants en vue d’offrir un bien-être individuel, tout en s’assurant que les individus ne perdent pas de vue la raison d’être de l’entreprise.
En quelques mots pourriez-vous nous dire ce qui manque, ce qui fait défaut à nos sociétés occidentales dans les entreprises, qu’elles soient grandes ou petite, qu’elles soient publique ou privé pour quoi le mieux vivre ensemble puisse être une Éthique de vie, une évidence relationnelle et non pas une unique relation au business ?
Je ne sais pas si cela s’applique seulement à l’Occident. Force est de constater que, comme le souligne Pierre Rosanvallon – historien et sociologue français – là où l’intérêt individuel a fini par remodeler le social autour de ses préoccupations propres (ma reconnaissance, ma réussite, mon confort), la pertinence de l’intérêt général s’estompe. Pour redonner un sens à l’expression « vivre ensemble », il faut retrouver des valeurs collectives qui permettent à la fois de prendre soin des individus et de la société. Le respect et la confiance répondent à ces deux critères.
Faire société c’est être avec les autres, ce n’est pas vivre côte-à-côte. Mon conseil est le suivant : lâchons nos i-bidules et parlons-nous !
(1) – http://obs-commedia.com/actu/le-bien-etre-au-travail-plus-quune-bonne-resolution-est-un-veritable-enjeu-economique/