Consultant, formateur, ancien journaliste, Serge Courrier répond aux questions de Culture RP sur les évolutions de la fonction veille, ses chausse-trappes et ses voies d’amélioration.
« Les dirigeants doivent mieux appréhender les enjeux techniques de la veille et les différents services qu’elle peut leur rendre ! », Serge Courrier.
Vous accompagnez de nombreux acteurs dans leur démarche de veille : observez-vous des changements ces dernières années par rapport à la fonction de la veille ?
Depuis 5 ans, les changements les plus évidents concernent les outils d’extraction, que ce soit dans le segment gratuit ou payant. Du côté gratuit ou « économique », la fin de Google Reader a redynamisé un secteur atone et une poignée de startups se sont fait remarquer pour leurs qualités graphiques (Feedly) ou pour la puissance de leurs fonctions (par exemple, le trop méconnu Inoreader qui permet non seulement de suivre des fils RSS mais aussi des comptes ou des recherches dans Twitter et Google+ ou des Pages Facebook). Se sont également multipliées les solutions pointues d’extraction de données (Import.io, Kimono, TaskPipes, etc.). Deux autres segments ont explosé : la datavisualisation (Power BI Desktop de Microsoft, Google Chart Tools, Tableau, etc.) et l’analyse des réseaux sociaux (NodeXL, Gephi, SocioViz, etc.). Des outils simples sont également capables d’automatiser des processus de rediffusion de la veille (avec par exemple l’aide du trio Inoreader-WordPress-MailChimp). En ce sens, la fonction de veille s’est renforcée dans tous ses secteurs techniques.
Les solutions intégrées ne sont pas en reste avec un accent de plus en plus fort porté sur l’écoute et l’intervention sur les réseaux et médias sociaux, accompagnant ainsi les pratiques des utilisateurs et la multiplication de l’offre en plateformes sociales. Tous les gros acteurs « historiques » de la veille intègrent désormais des modules « sociaux » dans leurs offres, un grand de la CRM comme Salesforce a racheté Radian6 pour constituer son offre Social Studio. Ici, la fonction veille s’est intégrée dans de nouveaux secteurs et a accru son périmètre d’intervention.
La veille est aujourd’hui une pratique courante dans le monde de l’entreprise. Face à la demande, quelles sont les erreurs dans lesquelles peuvent tomber les veilleurs ?
Première erreur, négliger la partie amont de la veille au profit des outils. J’entends par là la définition scrupuleuse des objectifs de veille (à remettre en cause régulièrement et à partager au sein de l’équipe de veille), le sourcing, l’épuisant et pourtant capital travail sur les mots clés stratégiques. Il est encore difficile, par manque de culture informationnelle de la part des dirigeants, de faire comprendre qu’il est important de réfléchir sérieusement aux mots et expressions à surveiller. Une entreprise beaucoup plus difficile qu’il n’y paraît. Parfois, c’est en comprenant les enjeux et techniques du référencement que les équipes dirigeantes acceptent enfin que leurs veilleurs investissent ce champ (les mots clés stratégiques) et y passent du temps. Cette partie amont a été récemment développée brillamment par Corinne Dupin dans son livre Guide pratique de la veille. La dimension stratégique de la veille a été quant à elle joliment détaillée dans un article de Camille Alloing : « Veille stratégique: le chaînon manquant vers la décision ».
Seconde erreur : la non-gestion de la volumétrie et du bruit. J’interviens de plus en plus souvent auprès d’équipes de veilleurs littéralement « infostressées », le nez sous le guidon, qui n’ont plus l’énergie, ne prennent plus le temps, de réfléchir face à l’avalanche de données recueillies et à la proportion grandissante d’informations non adaptées à leurs besoins réels. Il y a bien sûr bien d’autres erreurs.
Auriez-vous des conseils pour éviter ces écueils?
Sur la problématique de la réflexion amont dans le processus de veille, il faudrait commencer par se (re)poser des questions toutes simples en apparence : « Pourquoi ? Quoi ? Pour qui ? Quand ? Comment ? ». Il est nécessaire de documenter la réponse à ces questions et d’en rediscuter régulièrement !
Pour la problématique de la volumétrie et du bruit, cela passe notamment par une mise à plat progressive de ses sources (en les classant par exemple par niveaux d’importance stratégique) et des mots ou requêtes clés utilisées dans le processus de veille. Là, il est important de s’appuyer en interne sur des personnes qui disposent d’une forte sensibilité, ou mieux, d’une véritable formation en information documentaire. Les communicants ne sont pas toujours les mieux armés pour approfondir ces notions.
Indispensable également, organiser le feedback de la veille pour évaluer la satisfaction des « clients », internes ou externes. Il faut réapprendre à fermer le cycle de la veille pour qu’il devienne un véritable processus circulaire, mettant en cause régulièrement la qualité de ses résultats, ses objectifs, son plan d’action, etc. La veille a besoin d’un animateur en interne qui sache mobiliser les cellules opérationnelles, faire comprendre ses contraintes aux bénéficiaires et questionner l’utilité de ses résultats.
Tout le monde aujourd’hui peut-il se dire veilleur ?
Tout le monde peut utiliser des outils de veille, c’est vrai, et développer de manière empirique un processus utile à une partie de son activité. Ne serait-ce que de la veille « documentaire » pour suivre les évolutions de son secteur. Mais il faut à un moment franchir le pas pour tenter d’en faire un outil d’aide à la prise de décisions. C’est ce que l’on entend par « veille stratégique ». Là, le processus va bien au-delà des outils et demande une acquisition de connaissances/compétences, la recherche de prestataires spécialisés et/ou le recrutement de profils spécifiques : dans le domaine technique (le champ de la datavisualisation, ou de l’exploitation des Web services, par exemple), dans la gestion de l’information documentaire, dans l’analyse, dans la restitution, dans l’animation de réseaux humains, etc.
Comment voyez-vous l’évolution de la veille dans les prochaines années ?
Rien de très original dans mes prévisions, je le crains ! Une multiplication des connecteurs d’entrées dans les plateformes de veille intégrant notamment les sources de données ouvertes, une meilleure gestion des flux d’informations structurées extraites sur des sites ou des bases de données, une amélioration de l’assistance à la datavisualisation, une simplification et une multiplication des canaux de sorties de la veille. La transmission des éléments de la veille à chacune des étapes du processus devrait se fluidifier progressivement. La partie édition et mise en forme des résultats de la veille devrait encore s’améliorer et se personnaliser.
Ce que je peux craindre, c’est la complexification progressive des outils de veille, confrontées à un nombre croissant de plateformes sociales propriétaires et aux limites qu’elles imposent. Difficile alors de garder au sein de l’entreprise une maîtrise des outils et des processus de recueil d’informations. Le changement récent de modèle de TadaWeb est un exemple de cette tendance.
Ce que j’espère en revanche, c’est que ces avancées techniques puissent s’accompagner d’une meilleure sensibilisation des équipes dirigeantes à l’utilité stratégique de la veille et à l’importance de l’analyse en interne de ses résultats. Des dirigeants qui devront mieux appréhender les enjeux techniques de cette fonction, les différents services qu’elle peut leur rendre, mais qui devront aussi mieux traduire leur besoins informationnels, auprès de leurs équipes.
Raphaël Bavière,
veilleur – Analyste en Market Intelligence – L’Argus de la presse/ Pôle Market Intelligence. Diplômé de l’Ecole Européenne d’Intelligence Economique, il a notamment travaillé comme consultant en Veille stratégique et Intelligence économique dans les secteurs de l’Energie et de la Défense.