#ParoledAgence
Dans un monde de l’immédiateté, de la dictature des vanités et des faux-semblants faut-il choisir la transparence et un certain vide ou l’engagement, sous peine de « mettre en gage » une certaine liberté ? Alors que notre monde s’interroge sur l’« infection » de l’Intelligence Artificielle sur nos modes de gouvernance et nos vies, faut-il changer de mots pour changer notre regard sur le monde – choisir le mot « falsifier » au lieu de « Fake News » -, pour modifier nos perspectives de pensées ; non pas comme une disruption ou une raison d’être, mais comme une uchronie ?
Il est grand temps de retrouver une éthique du langage, de revenir à l’origine des mots pour retrouver la nécessité du mot juste : « Il suffit de nommer la chose pour qu’apparaisse le sens sous le signe », soulignait Léopold Sédar Senghor (1).
Selon Paul Ricoeur « Nous ne sommes plus dans l’ordre de la garantie, mais celui de la confiance. Et la confiance trahie n’a d’autre ressource que l’indignation, la protestation morale et d’abord la vigilance. » Alors même que la transformation technologique et les menaces écologiques se mélangent et dialoguent , et que la promesse devient un paradigme introduisant de la certitude dans l’incertitude, Delphine Jouenne, Fondatrice de l’agence en conseil en communication stratégique Enderby, directrice de la publication du média A Priori(s), et auteure d’ »Un bien grand mot« , publie un livre remarquable sur un état d’« ême », un état d’être et un d’âme (2) de notre société. Un état de l’art en quelque sorte de notre « maladie » d’être vivant, un livre ambitieux, qui explore les causes profondes et ces symptômes qu’elle nomme par un mot nouveau « Démostalgie » (3) : un concept construit sur le grec demos qui signifie le peuple et le suffixe « algie », du grec algos et qui peut se traduire par douleur et tristesse en français.
Qu’est-ce qu’être un citoyen, un collaborateur, un maire, un CEO, un journaliste, un professeur, un DirCom, un paysan, un écrivain, un médecin ?… Si cette surinformation qui se veut « transparente », dans un monde bruyant, traduit non pas une façon de penser éthique, mais un monde dicté par des algorithmes. Comment désirer le monde sous la forme d’une altérité ? La rupture ne serait-elle pas devenue une déchirure, si la mort est plus puissante que la vie, si l’existence n’offre plus une vision d’un possible pensé collectivement ? Quelles sont alors les failles de l’expression démocratique dans nos vies personnelles comme dans nos vies professionnelles, si l’abandon est la règle ?
Et si comme l’écrit Delphine Jouenne la notion de ressentiment était la corde qui nous retient au fond de nos pensées obscures, – sans lumière -, à une ancre en métal accrochée à notre peau terrienne et marine. Où la notion de perspective n’a pas sa place, car seul le poids de la pesanteur joue le rôle d’équilibre. Signe d’une forme de radicalité qui nous empêche d’avancer, sens d’un espace qui va vers son point de radicalisation : « Les maux de notre société sont l’expression d’une profonde rupture. Après avoir dressé un tel diagnostic, après avoir nommé le mal, cette démostalgie qui nous habite par la résignation. Il n’en est rien, car fort heureusement, la rupture n’est pas une fracture. Elle s’apparente plutôt à une déchirure… La rupture que nous vivons est donc l’épreuve de la maturité, une forme de prise de conscience de nos responsabilités face au système démocratique qui malgré tout reste ancré à notre histoire, à notre identité. La situation n’est donc pas irréversible. Il est encore temps d’agir pour panser nos maux ! » (4).
Mais alors comment envisager des pistes pour un nouvel élan collectif ? Lauteure, convaincue que la démostalgie n’est pas une fatalité, mais une épreuve nécessaire à notre maturité démocratique, pense qu’il est encore temps de déjouer les diagnostics les plus sombres, Delphine Jouenne ouvre un champ des possibles visant à rétablir la confiance entre nos concitoyens et le politique.
Aujourd’hui, nous avons le choix d’un « optimisme raisonné »… Il est temps de retrouver le goût des autres pour renouer avec notre responsabilité dans l’espace des principes de réalité : « Ce qui fait qu’on va si loin dans l’amour, c’est que l’on ne songe pas que l’on aura besoin d’autre chose que ce que l’on aime. » – Blaise Pascal.
Afin que s’exerce notre libre arbitre, il est temps de laisser la parole à Delphine Jouenne, pour retrouver le sens des mots, pour que se développe en vous, une analyse en pleine conscience, pour mieux trouver sa place dans les grands enjeux du déroulement du monde : « Gardons en mémoire que la rupture offre généralement une autre chance, une forme de renaissance ou de nouveau départ. Acceptons le cap. Assumons-le. Laissons émerger une créativité, un courage, une impulsion collective que seuls les moments de désespoir peuvent produire » (5).
La vie est « une phrase un peu folle avec ses changements de direction, ses bifurcations, ses ruptures et ses sauts, ses étirements, ses bourgeonnements, ses parenthèses. »
Gilles Deleuze, Critique et clinique, Les Éditions de minuit, 1993.
Delphine Jouenne, pourquoi, était-il nécessaire de poser les bases de Démostalgie par un nouveau mot ? Pour répondre à nos maux, à notre désespoir, ou pas seulement ?
J’ai toujours été convaincue de la beauté de la langue française et de la force du langage. C’est ce qui m’a poussé ces dernières années à analyser les mots et les expressions de notre quotidien à travers l’ouvrage annuel Un Bien Grand Mot. Ces derniers mois, j’ai également publié plusieurs dizaines d’articles rédigés en réaction à l’actualité m’amenant à dresser ce triste constat – qui n’est pas nouveau néanmoins : le dialogue est rompu entre les dirigeants et les citoyens.
Dirigeante d’entreprise, élue locale sans étiquette et directrice de la publication du média À prioris, ces responsabilités me permettent d’être au contact des citoyens, de prendre le pouls de la société. Or, que ce soit à la machine à café, sur la place du marché de ma ville ou au cours des différentes interviews que j’ai pu réaliser avec des experts, des chefs d’entreprise, j’ai pu constater cette incompréhension, qui, peu à peu, renforce notre individualisme. Dans ces conditions, il me semblait important et utile d’avoir des éléments communs de définition. C’est toute l’ambition de Démostalgie, un essai qui repose sur un travail de recherche, constats et témoignages avec la seule et unique volonté de retrouver collectivement l’envie de faire société.
En ces temps de rupture de confiance, la radicalité est-elle une conséquence, la solution, ou la séquence d’une bifurcation, un temps mort dédié à la réflexion ?
Pour la rédaction de l’ouvrage, j’ai réalisé un sondage auprès d’un échantillon représentatif de Français afin de mieux appréhender l’état des lieux du ressentiment citoyen. 61%des Français ressentent de la colère envers les institutions et les dirigeants politiques. Pour justifier cette violence qui sévit actuellement, la notion de radicalité est généralement appelée en renfort. Là encore l’emploi de ce terme n’est pas toujours à propos.
Il est de notre devoir de ne pas laisser la situation s’aggraver car oui, nous pouvons tous faire le choix de la radicalité. Soyons clairs néanmoins : il n’est pas question de radicalité au sens négatif et violent du terme mais bien au sens étymologique. Autrement dit des racines dans lesquelles nous puisons pour retrouver ce que nous sommes. Un arbre ne porte-il pas d’aussi beaux fruits que lorsque ses racines sont profondément ancrées dans le sol ?
Un remède radical est donc celui qui traitera les causes de la maladie et non les symptômes. La radicalité renvoie ici à la fois à la profondeur et à l’origine. Nous avons la possibilité d’être radicaux sans être violents, cette voie existe avec vitalité et exigence. A nous de saisir cette opportunité qui est une chance !
Le « phénomène » de la démostalgie est-il soluble en entreprise ?
Les collaborateurs sont aussi des citoyens et le sentiment de Démostalgie ne s’arrête pas à la porte de l’entreprise, bien au contraire.
Déjà confrontées à des transformations structurelles à la suite de la crise du Covid, les organisations font face à des enjeux majeurs. Les unités de lieu, de temps et d’action ne sont plus les mêmes avec l’avènement du télétravail, de la flexibilité et de l’organisation des équipes. Les attentes des collaborateurs évoluent, ils aspirent à des expériences personnalisées et une prise en compte de leurs problématiques individuelles, parfois même intimes. Dans le même temps, la demande de collectif, de sens, n’a peut-être jamais été aussi forte. Jamais les entreprises n’ont été aussi challengées et se retrouvent obliger de s’adapter, de jouer un rôle différent. L’entreprise, longtemps décriée pour sa recherche exclusive du profit, effectue un pas de côté assumé dans son discours et dans ses actes. Elle agit aussi davantage pour les enjeux de société – discrimination, transition écologique – et inspire de plus en plus confiance, parfois espoir.
En ce sens elle est un remède à la Démostalgie pour montrer, à l’inverse du système politique, que les choses bougent et que les discours ne restent pas au stade des belles paroles. Mais ce nouveau rôle engage et oblige car le chemin est encore très long. Nous retrouvons encore une fois l’importance de l’usage de la langue. Un déclaratif très fort ne sert à rien si les mots ne sont pas vraiment compris, appréhendés de la même façon.
Cet état de fait impose aux entreprises de se réinventer. La bonne nouvelle est que les remèdes évoqués dans l’ouvrage, peuvent eux aussi s’appliquer au monde économique, et je suis convaincue que les entreprises peuvent faire de ce moment de crise une opportunité pour transformer durablement leur modèle.
L’ADN d’une marque doit-elle prendre en compte la question de la citoyenneté dans sa perception globale ?
Il me semble important de distinguer citoyenneté et questions de société.
Si l’entreprise prend de plus en plus de place dans l’espace public, elle ne doit pas pour autant être un acteur politique et militant. C’est d’ailleurs ici que se situe toute la difficulté pour un dirigeant aujourd’hui car son discours est scruté, attendu.
La distance doit néanmoins persister ainsi que l’exercice de la nuance, une notion qui m’est particulièrement chère et à l’origine de la création du média À prioris.
Toute la difficulté est de trouver le bon curseur entre une vision de long terme, la capacité d’action de l’entreprise et le courage de dire la vérité et d’être juste.
La phrase de Benjamin Constant « Que l’État se charge d’être juste, nous nous chargerons d’être heureux » s’applique aussi à l’entreprise.
L’écriture de Démostalgie préfigure-t-elle une nouvelle recherche sémantique, un champ des possibles post rupture dans un monde qui sans cesse se réinvente, entre lumière féconde et côté sombre de nos sociétés ?
Chez le sociologue et philosophe allemand Hartmut Rosa, on retrouve l’importance du travail en tant qu’axe de résonance : un travail porteur d’une relation au monde accueillante, apaisée et efficace (au sens de l’auto-réalisation). Je crois profondément que les entreprises sont les outils les plus puissants pour accompagner les transformations de nos sociétés et impulser une nouvelle dynamique collective. Qui sait, l’entreprise constituera peut-être demain le seul pilier stable dans la société ?
Or, nous l’avons vu, faire preuve de pédagogie et bien nommer les choses est essentiel pour qu’ensemble nous puissions avoir une définition commune des transformations que nous subissons. L’entreprise avancée, intelligente, agile, qui veut trouver sa place dans la société et devenir véritablement une entreprise « citoyenne », doit se prêter à un examen de conscience, avec un regard à 360 degrés sur l’impact à long terme de l’ensemble de ses fonctions et de son périmètre d’activité.
Et si, en repensant le rôle de l’entreprise, nous repensions également celui de l’économie, cette maison (au sens étymologique du terme) où nous cohabitons tous, où chacun tient sa place, où règnent confiance et respect mutuel au service d’une performance respectant un équilibre humain, économique et environnemental ?
Pour ce fait et dans ce monde qui vient, le dirigeant aura une place particulière, amorçant un retour au sens originel du mot « patron » celui qui navigue entre le protecteur et le symbole d’autorité.
Le terme vient du latin patronus, lui-même dérivé de pater, le père, celui qui porte la responsabilité de ses enfants et de ses salariés. C’est également une référence au patricien, celui qui se constitue une clientèle en prenant sous son aile des personnes défavorisées qui deviennent, de facto, redevables. Le mot a conservé, dans l’inconscient, cette notion de condition sociale mettant en miroir le patron, celui qui a une position sociale, une richesse personnelle et son obligé qui dépend du premier. Il existe également un autre sens du mot patron, celui qui représente le modèle, la pièce qui, en confection, donne les dimensions facilitant la reproduction…tout simplement l’exemple à suivre.
(1) Léopold Sédar Senghor, Poésie complète, CNRS éditions, 2007.
(2) Marc Michiels, TRILOGIE : Les nourritures de l’Oxymore.
(3) https://demostalgie.fr
(4) Delphine Jouenne, Démostalgie : Des symptômes identifiés, le temps de la rupture – page 43.
(5) Delphine Jouenne, Démostalgie : Conclusion- page 91.
