» Publiées sans interruption depuis 1794, les Annales des Mines comptent parmi les plus anciennes revues économiques du monde. Leur contenu est diffusé sous format papier et librement téléchargeable sous www.annales.org Elles forment une publication de référence en économie, gestion, écologie, numérique et finance. » – François VALERIAN ∗, Rédacteur en chef des Annales des Mines, Conseil général de l’économie.
Tribune de Reynald CHAPUIS, Directeur Expérience Utilisateur & Digital chez Pôle emploi (Publication Annales des Mines, Enjeux Numériques, mars 2018).
Cet article a pour objectif d’analyser les impacts de l’intelligence artificielle sur l’évolution des métiers et des secteurs professionnels, d’identifier les approches à mettre en place pour faire évoluer les horizons professionnels et les rendre complémentaires de l’IA et, enfin, de parcourir les premières initiatives de Pôle Emploi en la matière.
Les impacts de l’IA sur l’emploi
D’après le rapport de synthèse des groupes de travail France Intelligence artificielle, l’IA peut être définie comme un usage visant à automatiser des tâches intégrant plusieurs briques technologiques relevant d’un même écosystème thématique.
L’écosystème thématique de l’IA peut être défini de la manière suivante :
- l’information : organisation et gestion numérisées de la donnée ou de l’expertise (procédures
de capture, bases de données…). - le matériel : l’infrastructure matérielle comprend les capteurs et la technologie de calcul.
- les algorithmes: ce sont les algorithmes proprement dits, mais aussi les stratégies de résolution,
les stratégies de calcul, les systèmes experts, etc. - les interactions : la robotique, les interfaces homme-machine (IHM), l’ergonomie.
- enfin, l’encadrement: il s’agit des savoir-faire transverses permettant une implémentation contrô-
lée de ces technologies, c’est-à-dire le droit, la philosophie et l’éthique, l’acceptabilité et la mesure
de l’impact individuel et social, et plus largement les sciences humaines et sociales (SHS).
Intelligence artificielle : différentes générations répondant à des besoins variés.
Il est crucial de préciser que l’expression générique « intelligence artificielle » regroupe en fait un grand nombre de technologies, plus ou moins avancées.
Pour éclairer ce constat, différents niveaux d’IA ont été classifiés en générations successives. Les IA 1.0 peuvent répondre à un besoin d’automatisation (par exemple, augmentation de la productivité d’une usine) ou à des tâches de surveillance et d’enregistrement de données (télé-surveillance CCTV).
Viennent ensuite les IA 2.0, qui sont capables d’analyser de grandes bases de données (Big data), d’interagir avec autrui (chatbots) ou de stocker de l’information (cloud). Enfin, les IA 3.0, le stade le plus avancé à l’heure actuelle, peuvent, en plus des compétences précédentes, reconnaître des comportements récurrents pour faire du prédictif (jeux vidéo) ou pour apprendre à partir de leurs actions précédentes (machine learning), ce qui leur permet de procéder à une analyse cognitive de la situation, et donc de raisonner.
Le secteur public, premier employeur français, n’utilise par exemple principalement que des IA des générations 1.0 et 2.0 permettant surtout de réaliser des tâches des types « préparer », « appliquer » et « analyser ». Récemment, Shark Robotics a équipé les pompiers de Paris d’un drone terrestre non autonome, qui explore les zones à risques à la place des humains (IA 1.0). Autre exemple : pendant l’élection présidentielle, la métropole de Marseille a expérimenté un chatbot capable de donner aux utilisateurs les horaires d’ouverture et la localisation des bureaux de vote, ainsi que la liste des documents à apporter pour voter (IA 2.0).
Plus simplement, dans le secteur public l’IA sert aujourd’hui à automatiser des processus et à analyser de grosses banques de données dans le but de désengorger les services, d’améliorer les conditions de travail de ses agents et d’améliorer l’expérience utilisateur.
Dans certains cas, les entreprises recourent à la génération 3.0 de l’IA. C’est par exemple le cas de l’apprentissage dont sont capables des voitures autonomes à partir d’accidents subis afin d’améliorer la détection des obstacles.
Enfin, l’on pense que les futures générations de l’IA devraient être plus autonomes, capables de ressentir, de moraliser et de créer. Cependant, cette étape est encore loin d’avoir été franchie, contrairement à une opinion répandue, et, par conséquent, de nombreux métiers sont encore loin d’être exposés au risque d’une automatisation.
Cette croyance en l’arrivée rapide de générations lointaines démontre le travail de pédagogie qu’il reste à accomplir autour du développement de l’IA.
Comment évaluer la possibilité d’automatiser un métier ou une tâche ?
Dans leur article pionnier, Autor, Levy et Murnane (2003) ont été les premiers à avoir conceptualisé un modèle théorique du risque que fait peser l’automatisation sur l’emploi de travailleurs.
Ils construisent une matrice de classement des tâches selon deux dimensions principales : d’une part, des tâches qui sont soit manuelles, soit cognitives ‒ analytiques ou interactives ‒ ; d’autre part, des tâches qui sont soit routinières, soit non routinières.
Selon ces auteurs, les tâches substituables sont les tâches routinières, aussi bien manuelles que cognitives, c’est-à-dire un nombre limité de tâches qui peuvent être définies au moyen des règles explicites d’un programme informatique.
A contrario, les tâches non routinières, qu’elles soient manuelles ou cognitives, sont des tâches plus complexes pour lesquelles le capital informatique se révèle être plutôt complémentaire que substituable au travailleur. Ainsi, des tâches comme « présenter », « influencer », « écrire des articles », « organiser son emploi du temps » ou « former les autres » ont moins de probabilité d’être automatisées, même si, selon Frey et Osborne (2013), cela ne reste pas impossible avec les nouvelles avancées technologiques (machine learning, intelligence artificielle, Big data…).
L’application par Frey et Osborne (2013) de leur modèle à plus de 700 métiers a permis aux États-Unis d’établir que près de 47 % d’entre eux étaient susceptibles d’être automatisés. Les métiers dans les secteurs du transport et de la logistique, ainsi que dans les fonctions support de bureau, sont parmi les plus exposés. Cette étude a aussi permis de rendre compte des compétences humaines requises par l’IA :
- Intelligence sociale : il s’agit des compétences mobilisées pour toute tâche nécessitant des capacités
de négociation, de persuasion ou comportant une dimension de soin. - Perception et manipulation : il s’agit des compétences mobilisées pour des tâches liées à un environnement
de travail non structuré, pour lesquelles la reconnaissance d’une pluralité d’objets
irréguliers est nécessaire, ou pour lesquelles la mobilité est contrainte par des espaces étroits. - Intelligence créative : ces compétences sont difficilement automatisables, l’obstacle principal
à l’automatisation de la créativité étant de définir clairement les valeurs créatives pour pouvoir
les coder dans un algorithme.
Une agence de voyages pourrait, par exemple, recourir à l’IA pour effectuer les tâches routinières comme la réservation de vols, mais les demandes plus complexes comme la création d’un voyage sur mesure seraient encore réservées à un humain.
Dans le même esprit, Laurent Alexandre, spécialiste de l’IA, défend l’idée que pour être complémentaire de l’IA, un raisonnement d’expert hautement qualifié ne suffit pas. En effet, selon lui, c’est la capacité à posséder à la fois l’intelligence et un esprit innovant et créatif ‒ utilisés dans des tâches manuelles ou cognitives ‒ qui permettra aux individus d’être à l’abri de la substitution par l’IA.
Accompagner la transformation des métiers pour les rendre complémentaires de l’IA
Trois paramètres sont importants pour rendre les métiers complémentaires de l’intelligence artificielle. Le premier est l’adaptation de l’éducation et de la formation à un écosystème de l’emploi en pleine évolution. Afin de réussir à être complémentaire de l’IA, il faut être capable de valoriser les compétences transverses (soft skills) autant, voire plus, que les compétences découlant d’un apprentissage technique (hard skills), contrairement à ce qui se fait aujourd’hui. En effet, dans le rapport « Anticiper les impacts économiques et sociaux de l’intelligence artificielle » de France Stratégie, l’IA est perçue comme un chantier de formation professionnelle, ayant pour objectif de faire évoluer les visions actuelles de l’éducation et de la formation.
Actuellement le ratio entre temps de travail et temps de formation est très déséquilibré et la formation continue est peu mise en pratique. Les entreprises et institutions publiques doivent être acteurs du changement en encourageant la montée en compétences de leurs employés sur des sujets hautement technologiques, d’une part, et en valorisant les compétences créatives et artistiques ‒ manuelles ou non ‒, d’autre part. Cela permettra à tous d’acquérir de nouvelles capacités et d’embarquer les agents publics et privés dans la transformation de leur métier par l’appropriation des nouveaux besoins.
Martin Ford, entrepreneur et auteur d’un livre remarqué (lauréat du Financial Times Business Book Of The Year Award en 2015), met en avant le fait que la révolution de l’IA touche l’ensemble des secteurs de l’économie contrairement aux révolutions technologiques précédentes. Cela signifie qu’un humain ne pourra pas passer d’un métier routinier à un autre dans un secteur différent, et devra donc occuper un métier non routinier requérant des compétences particulières.
Pour favoriser cette transformation, les institutions vont devoir se montrer à l’écoute de leur environnement. Si l’IA risque de détruire des emplois, toutes les études s’accordent à dire qu’une phase de transformation et de création de métiers aura lieu au même moment, c’est-à-dire que des milliers de nouveaux métiers peuvent émerger, au sein des organisations ou dans un statut de freelance.
La société devra affronter le challenge qui est de conseiller les citoyens dans la transformation de leur parcours professionnel, en priorisant les professions potentiellement les plus touchées par l’automatisation.
Le deuxième paramètre ‒ la flexibilité du rythme de travail ‒ est très bien représenté dans « Why there are still so many jobs? », un article publié en 2015 par David Autor, un chercheur américain. Celui-ci souligne que les travailleurs disposent encore d’un avantage compétitif sur les machines en termes d’interactions sociales, d’adaptabilité, de flexibilité et de capacité à résoudre des problèmes. Aussi, il précise que l’automatisation d’une tâche entraîne une exécution plus rapide et plus rentable, ce qui libère de la demande pour des tâches non encore automatisées et effectuées par des humains.
De plus, selon France Stratégie, deux questions posées dans les enquêtes sur les conditions de travail permettent d’approcher le nombre de salariés qui mobilisent ou non les compétences permettant à leur emploi de n’être pas automatisé :
1) Les salariés doivent-ils répondre immédiatement à une demande extérieure (clients, public) ?
2) Doivent-ils ou non appliquer strictement des consignes pour réaliser leur travail correctement ?
Schématiquement, le fait d’avoir un rythme de travail imposé par une demande extérieure obligeant à une réponse immédiate éclaire à la fois sur les interactions sociales, l’adaptabilité et la flexibilité du salarié. Ne pas devoir appliquer strictement des consignes pour faire son travail correctement informe sur l’adaptabilité du salarié et sa capacité à résoudre des problèmes. Ces emplois difficilement substituables ont augmenté de 1,14 million en moins de 10 ans, passant de 7,9 millions à 9,1 millions entre 2005 et 2013.
Le dernier paramètre est celui de l’acceptabilité sociale de l’automatisation. Si l’ensemble des ruptures technologiques ont débouché sur la création d’emplois, il est extrêmement difficile de prévoir l’émergence des métiers de demain. Les métiers d’expert en cybersécurité ou de développeur de jeux vidéo étaient encore très difficiles à imaginer il y a 50 ans. L’enjeu est par conséquent pour les entreprises et les gouvernements de faciliter l’acquisition de nouvelles compétences et de nouvelles orientations professionnelles;
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Merci à François VALERIAN et Reynald Chapuis pour l’autorisation de publication 🙂