Twitter, Facebook, Linkedin et consorts sont-ils véritablement des agents activateurs de discussions démocratiques comme il est de coutume de les dépeindre ou introduisent-ils au contraire des distorsions comportementales dans l’expression en ligne des individus?
La question peut paraître saugrenue à l’heure où les réseaux sociaux prouvent régulièrement qu’ils constituent une formidable caisse de résonance pour faire plier des marques (comme dernièrement avec Zara et son nauséabond maillot à étoile jaune) ou pour déclencher des élans collectifs autour de bonnes causes (comme l’opération virale du « Ice Bucket Challenge »). En dépit de ces indéniables avancées en termes de prise de parole publique, l’agora numérique n’est pas toujours facteur de diversité et de confrontation intelligente des points de vue. Deux récentes études américaines ont mis en évidence de très intéressants traits comportementaux.
Cette étonnante « spirale du silence »
Les réseaux sociaux ne sont pas systématiquement le réceptacle et la chambre d’écho d’opinions diverses.
C’est l’étonnant constat qui ressort des résultats d’une étude menée par le Pew Research Centre visant à mieux cerner le fonctionnement de l’opinion publique lorsqu’il s’agit d’exprimer un point de vue sur un fait d’actualité ou de société. Les grandes lignes ont été dévoilées le 26 août dernier. L’enquête réalisée auprès de 1803 citoyens américains durant 2013, s’est attachée à décortiquer sur Facebook et Twitter, le concept de « la spirale du silence » élaborée par la sociologue allemande Elisabeth Noelle-Neumann.
Dans ses travaux de recherche sur les médias de masse et l’opinion publique, cette dernière avait notamment démontré qu’un individu est plus enclin à faire valoir ses opinions si celles-ci sont globalement en accord avec son environnement proche et sociétal. Dans le cas contraire, le même individu aura la propension à se taire de crainte d’être mis à l’index, voire marginalisé par ce même environnement.
Le Pew Research Centre s’est donc interrogé sur la validité de cette théorie comportementale des foules à l’heure des réseaux sociaux où les paroles foisonnent souvent plus qu’il n’en faut. Pour effectuer ses investigations, le PRC a choisi une thématique ô combien sensible au sein de l’opinion américaine : les révélations d’Edward Snowden au sujet de l’espionnage massif de la NSA. Sur ce sujet particulièrement clivant, un sondage de 2013 (1) faisait déjà état que 44% des personnes interrogées considéraient la divulgation d’informations confidentielles comme une atteinte à l’intérêt général là où 49% estimaient l’inverse.
Le questionnaire demandait par conséquent aux personnes du panel si elles seraient disposées à s’exprimer ouvertement sur l’affaire Snowden sur les réseaux sociaux. Les scores obtenus sont édifiants.
Seulement 42% des interviewés se disent prêts à partager leur avis sur Twitter et Facebook pour échanger avec d’autres personnes.
La majorité des internautes sollicités se montre donc réticente à faire étalage de ses vues politiques sur les réseaux sociaux. En revanche, les scores s’élèvent à mesure que les cercles de discussion deviennent proches, voire intimes. Au travail, 66% se déclarent disposés à aborder le sujet avec des collègues. Lors d’un dîner entre amis ou en famille, la barre des 70% est même largement franchie.
Conclusion : la « spirale du silence » s’applique également majoritairement aux socionautes sur Facebook et Twitter.
De peur de froisser, de se retrouver minoritaire ou de brouiller sa propre image, nombreux sont ceux qui rechignent à exprimer leur regard sur certains sujets sensibles.
En revanche, il est intéressant de noter que cette « autocensure » individuelle peut se craqueler y compris sur les réseaux sociaux si ces mêmes personnes sentent que l’environnement épousera globalement leurs opinions. L’étude du PRC relève (2) ainsi que les utilisateurs de Facebook sont 1,9 fois plus susceptibles d’entamer la discussion sur le dossier Snowden s’ils estiment qu’un bon nombre de leurs amis Facebook partage des positions semblables. Pour les plus fervents militants, la probabilité de s’épancher grimpe même à 2,4 à condition évidemment que l’écosystème digital abonde dans leur sens. Dans le cas contraire, c’est alors le silence qui prévaut en priorité !
Imposer son opinion plutôt que discuter ?
Sur les réseaux sociaux, le silence n’est toutefois pas toujours de mise.
Il suffit de se balader sur les pages de commentaires qui font suite à des articles de presse en ligne pour constater combien l’expression des internautes essaime à la vitesse d’un feu de broussailles en pleine canicule ! Régulièrement, les sites d’information sont pris d’assaut par ces aboyeurs digitaux prompts à déverser leur fiel haineux et leur désaccord radical devant un article qu’ils n’ont la plupart du temps pas lu entièrement, voire pas lu du tout et interpréter selon leur propre grille de croyances. Sur les réseaux sociaux, les réactions sont tout aussi lapidaires et virulentes.
Rarement, elles versent dans la finesse ou la contradiction respectueuse.
Le 25 août, c’est par exemple la page Facebook du ministère de l’Education nationale qui en a fait l’amère expérience. A peine le community manager venait-il de mettre en ligne un post sur les classes de petite section illustré avec une photo de bambins noirs et blancs qu’un déferlement de commentaires à connotation raciste est survenu. Certes, d’autres internautes mettront ensuite les pieds dans le plat pour s’indigner des propos haineux et déplacés tenus par les plus excités.
Il n’empêche qu’aucune forme de dialogue ne s’est instaurée mais plutôt un pugilat digital où chacun rebondit en faveur de celui ou celle qui conforte ses idées initiales.
Au-delà de ce pancrace numérique qui n’a ni queue ni tête, l’amoncellement de commentaires univoques et agressifs tend à induire des effets pervers pour les contenus originaux. Responsable des contenus en ligne pour le site FastCodesign (émanation du magazine Fast Company), Suzanne LaBarre est aux premières loges lorsque les échauffourées en ligne démarrent. Au point d’attribuer à l’article en question des propos et des orientations qui ne sont pas les siennes : « Même une petite minorité exerce suffisamment de pouvoir pour fausser la perception d’un article par les lecteurs » estime-t-elle.
Ces dérives ont d’ailleurs conduit certains médias en ligne à adopter des mesures drastiques à l’égard des énervés binaires et dogmatiques qui vocifèrent à longueur de clavier pour imposer leurs vues. En mai 2014, le National Journal, un magazine hebdomadaire politique américain, a bloqué la possibilité de déposer des commentaires sur la plupart des articles. Bien leur en a pris puisque le nombre de pages par visite a augmenté de plus de 10%, le nombre de visiteurs uniques de 14% et le nombre de visiteurs revenant sur le site de plus de 20%.
De la déviance du troll anonyme:
Contrairement à la vision primesautière d’aucuns au sujet du dialogue et du débat participatif sur les réseaux sociaux, il est impossible de passer sous silence la polluante logorrhée digitale des individus qui se défoulent à coups de formules agressives et insultantes. Le psychologue cognitiviste canadien Alfred Bandura a étudié de près ces comportements sociaux erratiques. Dans un article du New Yorker , il est ainsi souligné que « quand la responsabilité individuelle devient plus diffuse, les gens ont tendance à déshumaniser les autres et à devenir plus agressifs envers eux. De multiples études psychologiques montrent que quand les personnes pensent qu’elles ne seront pas tenues responsables de leurs propos, elles ont tendance à avoir des raisonnements, des propos et des écrits simplistes et irréfléchis sur des questions complexes ».
Ces déviants de la parole ont un nom bien connu des internautes et surtout de ceux qui s’efforcent de publier des contenus à valeur ajoutée : les trolls.
Initialement monstre moyenâgeux laid et malfaisant, le troll s’est désormais reproduit en version numérique. Pour lui, pas de dialogue qui prime mais des formules à l’emporte-pièce qui ont l’art de semer la zizanie et faire grimper la tension chez les auteurs attaqués. De surcroît, toujours derrière un lâche pseudo anonyme pour éviter toute possible mesure de rétorsion légale !
Une consistante étude américaine s’est efforcée en 2011 de décrypter les dynamiques à l’œuvre lorsque les trolls manient le clavier. Ce travail universitaire a décortiqué un corpus de près de 6400 commentaires publiés à la suite de 300 articles du site d’informations The Daily Star en Arizona. Les résultats obtenus ont de quoi laisser perplexes . 22% des commentaires comportent des incivilités manifestes. Plus de 55% des articles génèrent des réactions litigieuses. Même sur ce présent blog, j’ai eu à plusieurs reprises des démêlés avec des internautes totalement excédés et hermétiques. Dans un monologue étanche à toute discussion et contradiction, ils assènent souvent avec une violence verbale inouïe leurs sentiments au point qu’on a parfois envie de répliquer tout aussi frontalement et sans subtilité aucune
Le dialogue en ligne voué à la guerre de tranchée ?
Les auteurs de cette étude sur les trolls font néanmoins preuve d’un certain optimisme en conclusion de leurs recherches. Malgré les évidentes traces de mauvaise foi, de parti-pris et de biais obtus, ils estiment que les trolls et les commentateurs les plus enragés ne sont pas toujours exempts de pertinence ! Ils soulignent notamment que certains commentateurs particulièrement impolis sont capables d’étayer leurs arguments avec des éléments factuels, statistiques et rationnels. Est-ce à dire que ces tirs balistiques peuvent être source d’enseignements malgré la sensibilité de certains sujets et la tentation toujours aisée et confortable de s’enfermer dans sa tour d’ivoire d’opinions inébranlables ?
Des acteurs industriels, et non des moindres, ont osé franchir le pas malgré une culture corporate où le secret et la philosophie du bras-de-fer ont plus souvent fait guise d’axe de conduite que l’écoute de l’opinion publique. Pourtant, en février 2014, le fonds de communication de la filière minérale québécoise, Minalliance, a osé déployer une initiative encore jamais vue en Amérique du Nord : une plateforme de dialogue en ligne, MinesQC.com où les acteurs institutionnels, les industriels miniers et les parties prenantes civiles peuvent échanger et débattre sur des projets à l’étude ou en cours au Québec. L’idée au final est de lever au maximum les préjugés, les blocages fanatiques mais aussi limiter les aveuglements ou les entêtements de certaines entreprises face aux réticences d’une population locale.
Pionnier du dialogue en ligne et ancien activiste, Tom Liacas est aujourd’hui consultant en stratégie digitale au Canada. Il a participé étroitement à la mise en place de cet espace inédit de dialogue qui rassemble des acteurs qui avaient couramment l’habitude de s’étriper par médias et tribunaux interposés. Ces dernières années, les controverses avaient pareillement rebondi sur les médias sociaux aboutissant aux mêmes postures figées. En dépit des difficultés, Tom Liacas est un fervent partisan de ce dialogue en ligne pour déverrouiller les sujets les plus complexes :
« A cause de cette menace croissante et très réelle qu’une telle pression implique, les médias sociaux sont maintenant un terrain incontournable sur lequel l’industrie doit s’engager et défendre la valeur et les bénéfices de son projet auprès du public ».
Allez, encore un effort !
Selon Tom Liacas, il faut impérativement surmonter les allergies culturelles récurrentes des grandes corporations à l’égard des contestations du corps sociétal: « En résumé, une approche réussie est celle qui laisse les parties prenantes mener la discussion avec leurs questions et leurs préoccupations, qui reconnaît et exprime ouvertement l’existence de celles-ci et qui s’emploie à apporter des réponses aussi concrètes que possible ».
Pour Tom, il n’y a pas d’autre alternative que de s’employer à mettre en place et nourrir ce dialogue en ligne malgré les obstacles et certaines oppositions irréductibles.
Bien qu’il soit encore un peu trop tôt pour tirer des enseignements de l’initiative MinesQC.com, force est de constater que le dialogue continue. A la lecture des contenus échangés sur l’espace en ligne (mais aussi sur Facebook), la teneur des propos ne se réduit en effet pas à des invectives incessantes. Reste à savoir si tous les sujets peuvent parvenir à ce stade de maturité en termes de discussion ? Lorsque l’on regarde les passes d’armes actuelles en France sur des thèmes comme le gaz de schiste, la réforme du droit du travail, la sécurité des citoyens, etc, on est encore plus proche d’un champ de bataille digne de la guerre 14-18 qu’une table des négociations intelligentes et constructives.
Merci à Olivier Cimelière pour son autorisation à publier son article 🙂